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se détachait un groupe formant un centre gauche ou un tiers-parti avec M. Rattazzi, M. Lanza, M. Cadorna, M. Buffa. Le centre gauche manœuvrait de façon à se rapprocher du gouvernement ; il ne faisait plus qu’une opposition de tactique ou de circonstance, appuyant même quelquefois de ses votes les réformes ministérielles.

Les conditions parlementaires devenaient étranges. D’un côté, le ministère avait une majorité avec laquelle il avait fait la paix, mais dont une partie semblait résister ou se détacher toutes les fois que la politique du gouvernement suivait sa direction libérale et nationale. D’un autre côté, le cabinet avait devant lui des adversaires dont il était séparé surtout par les souvenirs de 1848 et 1849, mais qui avaient subi visiblement l’influence modératrice des événemens et qui pouvaient devenir des auxiliaires utiles ou des opposans dangereux. De là une situation mouvante, incertaine et équivoque. Évidemment il y avait à prendre un parti. Rester à la merci des résistances de la droite, c’était laisser dériver la politique du gouvernement vers des réactions qui atteindraient un jour le système des réformes religieuses, un autre jour la liberté de la presse ou la loi électorale. Persister dans la politique qu’on avait choisie, c’était accepter d’avance la nécessité de suppléer aux défections politiques de la droite par d’autres alliances ou d’autres appuis. Le ministère ne s’y trompait pas, et ici la question se compliquait des différences de caractère entre les deux hommes qui étaient à la fois des amis et des émules dans le gouvernement, d’Azeglio et Cavour.

Au fond, d’Azeglio et Cavour avaient absolument la même pensée sur le rôle libéral et national du Piémont ; mais d’Azeglio, par des considérations de diplomatie, par des raisons de caractère personnel, avait de la peine à prendre son parti d’une rupture avouée, acceptée, avec la droite. Arrivé au ministère par dévoûment plus que par goût ou par ambition, il restait au pouvoir le galant homme à la nature généreuse et séduisante, à l’esprit aimable et fin, courageux devant le danger, un peu inactif devant les difficultés de tous les jours et prompt à se fatiguer des affaires. Cavour, lui, avait l’entrain et la volonté du politique qui a la passion des affaires, qui prévoit les difficultés et qui cherche à les déjouer ou à les vaincre. Il n’était pas insensible à ce qu’il y avait de grave, même de pénible, dans une scission avec des « amis d’enfance, » comme il le disait ; si le succès de la politique libérale et nationale était à ce prix, il ne reculait pas, il prétendait ne pas rester en chemin. Avec ses instincts d’homme de gouvernement, il s’impatientait souvent des embarras que créaient au ministère des résistances plus ou moins avouées ; il comprenait qu’on ne gouverne pas « sur une pointe d’aiguille, » avec une majorité mobile, toujours flottante ou inquiète.