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d’un pas lent et fier il monta les quatre marches de l’estrade, il avait l’air de commander à la multitude réunie au-dessous de lui. Le bourreau s’avança qui lui mit la main sur l’épaule pendant qu’un aide lui liait les mains ; le moine murmura quelques mots à son oreille, et le condamné, répétant sans doute une leçon apprise par cœur : « Mes frères bien-aimés, dit-il d’une voix claire, vous voyez où conduit le crime ; je vais vous quitter… À ce moment, je vous en conjure, que ma mort vous serve d’enseignement. Criez avec moi : Vive le roi ! » et il ajouta ces paroles, qu’on ne lui avait pas soufflées : « Défiez-vous à jamais des femmes ! »

Un tonnerre d’applaudissemens lui répondit, quelques voix s’élevèrent criant : Grâce ! grâce ! et au même instant les deux aides, le saisissant par les deux bras, bouclèrent sur lui assez lentement les courroies de la bascule. Le condamné ne baissa pas la tête : en face de lui s’étendaient les eaux tranquilles du golfe, sous le ciel transparent du matin, des champs de vigne, des prés où des chevreaux paissaient eu liberté, et, au milieu du silence solennel de toute l’assistance, à cet instant suprême il regardait cette nature si fraîche, si belle, si pleine de vie, qu’il devait comprendre, car elle semblait lui sourire. La planche retomba ; on put voir le malheureux rougir et fermer les yeux : il n’avait plus devant lui que le fond du panier plein de son, et sa tête se redressa comme pour y toucher de moins près. Le couperet allait s’abattre, et les plus cruels se détournaient émus de pitié, quand sur un ordre du bourreau un des aides s’approcha du patient. Les plumes de son béret ombrageaient légèrement son col et pouvaient arrêter le couteau ; le valet essaya de les écarter, mais elles se redressaient malgré lui. Alors il se pencha vers le condamné et lui dit à l’oreille ces mots, que la foule devina sans les entendre : a baisse la tête ; » le malheureux comprit encore et obéit. — Deux heures après, la jolie frégate quittait le port, emportant son funèbre chargement, et les troupeaux de chèvres broutaient de nouveau le long du champ de serpolet.

C’était à l’époque où tous les Grecs commencent leurs grands travaux de culture ; chacun retournait à son champ : je rejoignis de mon côté quelques propriétaires qui s’étaient fait amener leurs chevaux pour se rendre à leurs terres et diriger la taille de leurs vignes. Personne ne parla du drame de la matinée ; la route que nous suivions traversait de belles plaines plantées de vignes, exposées au plein soleil : chacun supputait d’un regard inquiet ce que promettait la récolte ; la conversation tomba bientôt, comme toujours, sur la culture ou le commerce des raisins, et j’entendis pour la centième fois déplorer que l’industrie nationale ne vînt pas en aide aux propriétaires producteurs.