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l’autre, mais par un long circuit dont l’Allemagne, la nation-mère de tous les Germains, n’a encore parcouru que la moitié.

Enfin des mouvements aussi vastes que la réforme de Luther ou que la naissance de la philosophie moderne appartiennent non pas à un pays, mais à l’humanité toute entière ; ce qui est local et spécial, c’est le mode d’application pratique, l’association lucrative des marchands de la Hanse, l’union militaire des Suisses, l’esprit de contrôle et de discipline volontaire qui sont propres à l’Anglo-Saxon. Voilà l’héritage national de chaque peuple. Quant à la civilisation générale, aucun ne peut en revendiquer le monopole ; tous ceux qui contribuèrent à l’émancipation de la pensée ont ajouté une pierre à l’édifice. Tel est probablement le secret de l’étrange méprise que M. Bancroft commet sur notre histoire. Il n’aperçoit pas que la liberté d’examen a grandi, depuis Descartes, à l’ombre de nos institutions monarchiques, qu’elle a passé du domaine philosophique dans celui de la science, et de là dans la politique. Quels qu’aient été les inconvéniens d’une doctrine fondée sur des spéculations de cabinet, encore est-il qu’elle occupe une grande place dans l’histoire de la civilisation, et qu’elle devait fournir la première à l’Amérique des sympathies actives. Sans doute, il y avait beaucoup d’illusions dans cette ferveur révolutionnaire qui se forgeait des Américains de fantaisie. Sans doute, l’esprit rationnel qui célébrait les droits de l’homme, était bien différent de ce rare esprit, nourri de faits, d’expérience et de lutte, qui est celui de la société américaine. Cependant il eût été intéressant et vraiment historique de montrer, dans l’alliance des deux peuples, le mélange de deux conceptions : ici, la liberté pratique, limitée, fondée sur l’union des intérêts, — là, la liberté théorique, pleine de dangers parce qu’elle néglige les faits, mais dégageant les qualités essentielles de l’homme par-dessus le chaos des différences individuelles, et embrassant dans sa logique prématurée tous les temps et tous les lieux. Si les suites d’une conception aussi démesurée devaient, avec la révolution de 1789, troubler profondément notre histoire, elle a eu trop d’écho pour devenir, sous la plume des historiens étrangers, une pure fantaisie de salon. D’ailleurs cet esprit philosophique dont le foyer était en France a contribué au succès de l’autre liberté, non-seulement en lui suscitant des défenseurs, mais en lui conciliant l’opinion de l’Europe. Les idées de droit n’étaient pas alors fort répandues, et celles qui étaient dans la circulation portaient l’estampille française; d’où l’on peut conclure que les Américains d’alors, un Washington, un Franklin, ne traitaient pas de si haut les philosophes qui leur expédiaient des armes, et, comme leur esprit politique n’avait d’autre introducteur auprès des souverains que cette raison pure si décriée, ils croyaient bonnement qu’elle