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des Américains ; mais le hasard tira de ce conflit l’une des plus belles occasions qui se soient offertes à la Russie de jouer un rôle dans le monde et l’impératrice sut mettre à profit le hasard, ce qui est le principal rôle d’un grand souverain. Parla, les destinées de la Russie se lièrent indirectement à celles de la république naissante. Elle était intéressée, comme toutes les puissances neutres, à entretenir des relations pacifiques avec les belligérans et à continuer le commerce qu’elle faisait soit avec la France, soit avec l’Espagne. Cependant il n’était pas encore bien établi que le pavillon couvrît la marchandise, et l’Angleterre s’arrogeait le droit d’examiner si les navires marchands ne portaient pas soit de la contrebande de guerre, soit même toute espèce de matériaux pouvant servir aux constructions navales. Cette prétention menaçait tout le commerce du nord, qui consiste principalement en bois de construction, en chanvre et matières brutes. Ce fut alors que les puissances, blessées dans leurs intérêts, songèrent à former une alliance pour défendre, même par les armes, leur neutralité. On inaugurait ainsi l’un des grands principes du droit public, qui est peut-être, dans notre partie du monde, l’aurore troublée d’une ère nouvelle. Comme il arrive souvent, cette importante conquête sortit d’une intrigue de cour et d’un mouvement de colère transformé par la réflexion. L’impératrice Catherine, toute occupée de ses vues sur la Crimée, avait montré peu de dispositions à se mêler de la guerre, malgré les efforts de l’ambassadeur anglais pour l’attirer dans l’alliance de la Grande-Bretagne. Celui-ci, que Frédéric appelle ironiquement « le cher Harris, » et qui devint plus tard lord Malmesbury, s’étant vainement adressé au ministre comte Panin, essaya d’atteindre l’oreille de l’impératrice par l’intermédiaire du favori, le prince Potemkin. Une lutte sourde s’engagea entre le parti anglais et celui du ministère, livré aux inspirations de la Prusse. Panin réussit d’abord à contre-balancer les influences qui pouvaient engager la Russie dans une alliance stérile ; mais les calculs du ministre faillirent être déjoués par la maladresse de l’Espagne, qui mit la main sur deux vaisseaux russes, au mépris du droit des gens. La nouvelle, habilement exploitée par Harris, excita le courroux de l’impératrice contre toute la maison de Bourbon et l’aurait peut-être déterminée à entrer dans les vues de l’Angleterre, si l’habileté de Panin n’avait détourné le coup et donné à l’incident un dénoûment beaucoup plus digne d’un grand règne. Il représenta à sa souveraine qu’il serait glorieux d’intervenir comme arbitre de l’Europe pour la protection du commerce et la sauvegarde des états faibles ; il approuva les mesures vigoureuses qu’elle avait prises pour mettre la flotte en état de guerre, mais, au lieu d’exiger par la force une réparation facile à obtenir, il lui conseilla d’employer cet armement