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remplacé à San-Francisco la fièvre de l’or. Sherman ne s’y laissa pas entraîner, et bien lui en prit.

La principale banque de la ville était commanditée par une grande maison de New-York, Page et Bacon. Sur le bruit que cette maison était fortement engagée dans une entreprise de chemin de fer d’un succès douteux, Sherman, prévoyant une catastrophe, avait prudemment resserré ses opérations, refusé tout emprunt nouveau, tout renouvellement, et usé de tous les moyens pour augmenter son encaisse. Tout à coup un paquebot accoste au quai, et la nouvelle se répand à l’instant que Page et Bacon ont fait faillite. La succursale californienne suspend aussitôt ses paiemens, une autre grande maison l’imite, et il se produit une de ces paniques que les Anglais appellent un run, littéralement une course sur toutes les banques. Presque tous ces établissemens ferment leurs portes. C’est le moment que Sherman avait patiemment attendu ; il a pesé toutes ses ressources, il tiendra tête à l’orage. Le lendemain, dès le matin, une foule considérable remplit la rue ; aussitôt les portes ouvertes, sa banque est envahie. Suivant l’usage, les créanciers les plus bruyans et les plus pressés sont les petits dépositaires, hommes et femmes ; ensuite ceux qui avaient un compte considérable se montrent à leur tour et réclament leur remboursement. Le côté comique ne manque pas au tableau, et Sherman assiste à la scène, souvent décrite, de l’homme qui se fait écraser pour parvenir plus tôt jusqu’au comptoir, y réclame à grands cris son argent, et, tout surpris, ne sait plus qu’en faire dès qu’on le lui remet. Cependant des amis arrivent qui se contentent de demander à Sherman sa parole qu’il n’y a pas de danger ; puis on fait donner les réserves, d’autres amis viennent déposer ostensiblement quelques milliers de dollars. Devant toutes ces scènes, Sherman reste impassible, impénétrable ; mais la journée a été rude, et le soir le compte indique que, si le lendemain les remboursemens sont demandés dans la même proportion, il faudra suspendre les paiemens. Aussi, la nuit venue, Sherman fait seller son cheval, et le voilà en campagne, allant de débiteur en débiteur. Il trouve le premier, le principal, au comble de la détresse, accablé, s’essuyant le front avec une éponge : « Je vous attendais… le ne puis rien… J’ai essayé d’emprunter à tout prix, mais dans ce moment tout le monde couche sur son argent. » Plus loin, Sherman est plus heureux. Malgré cela, quand l’heure arrive, il ne sait trop ce qui va se passer ; mais la matinée est sereine, l’orage est apaisé, la banque est sauvée, et, après avoir traversé une pareille crise, la réputation de Sherman est faite. Toutes les batailles de la vie se ressemblent, et, pour gagner les unes ou les autres, il faut les mêmes qualités, la même pénétration, la même prévoyance, la même fermeté.