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seulement il serait oublié, tandis que, s’il restait, il surviendrait certainement quelque accident qui le remettrait à la place qu’il devait occuper. « Voyez-moi, dit-il, avant la bataille de Siloh j’avais été désarçonné par un misérable article de journal me traitant de fou ; cette seule bataille m’a remis en selle. » Heureusement pour lui-même et pour son pays, Grant suivit le conseil de son ami. Le chef qui l’avait supplanté fut quelques jours après appelé là où était sa véritable place, dans les bureaux à Washington, et Grant fut remis à la tête de ses troupes.

Si à ce moment on avait continué à tenir réunies sous un seul chef toutes les forces fédérales, et à les pousser vigoureusement en avant, comme le demandait Sherman, on aurait pu obtenir en un an les résultats qu’on n’obtint qu’en trois ans ; mais ces forces furent morcelées. A l’armée de Grant, secondée par la flotte de Porter, échut la tâche de reconquérir le cours entier du Mississipi. La bataille de Siloh avait livré la partie supérieure du fleuve ; l’amiral Farragut, par la prise de la Nouvelle-Orléans, s’était rendu maître de la partie inférieure. Après une série de mouvemens, de batailles et d’entreprises de tout genre, Grant était arrêté devant VYicksburg, la grande citadelle qui barre le cours intermédiaire du Père-des-Eaux. C’est là que nous retrouvons Sherman, passé du commandement d’une division à celui d’un corps d’armée.

Au point de vue militaire et politique, il était nécessaire d’emporter rapidement Vicksburg ; mais, bâtie sur une falaise dominant une courbe marécageuse du Mississipi, flanquée à droite et à gauche par deux affluens dont les deltas, sillonnés de nombreux bayous, s’étendaient au loin, défendue par 30,000 hommes, et protégée par une armée de secours sur le seul chemin de terre ferme par lequel on pût l’approcher, la place n’était pas facile à prendre. Plusieurs attaques avaient échoué. L’idée, bien américaine, de détourner le cours du Mississipi n’avait abouti qu’à de gigantesques et inutiles travaux. Sherman, Porter et Grant lui-même multipliaient les reconnaissances, remontaient les bayous et cherchaient à travers ces canaux étroits, obstrués par une végétation amphibie, une voie praticable.

Un jour, l’amiral Porter était en exploration dans un de ces canaux avec plusieurs canonnières cuirassées, lorsque Sherman entendit tout à coup retentir au loin le bruit des grosses pièces de marine. Dans la nuit arrive un nègre apportant un message de Porter roulé dans une feuille de tabac. L’amiral annonçait qu’il avait rencontré une force considérable d’infanterie et d’artillerie, que le canal était si étroit qu’il ne pouvait plus ni avancer, ni reculer sans échouer, et que toute manœuvre extérieure était impossible, quiconque se montrait hors des blindages étant immédiatement atteint