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Voilà le beau grief que l’on a contre lui. C’est affaire d’amour-propre. Pour bien connaître ce peuple, ajoute-t-il, lisez Don Quichotte. Il a raison : l’immortel chef-d’œuvre de Cervantes est mieux qu’un roman ; c’est une peinture de mœurs qui, si chargée qu’elle soit de détails grotesques, n’en représente pas moins les sentimens généreux d’une nation. Rien n’est sans doute plus éloigné de l’idéal qu’un officier du génie anglais se forge dans son imagination. Celui-ci, lorsque les ennemis de l’état lui laissent des loisirs, ne s’avise pas de se transformer en redresseur de torts ; n’ayant plus occasion d’être utilement ingénieur militaire, il rêve d’être ingénieur civil. Cette bonne fortune échut en effet à Burgoyne à l’époque où les règles du service en temps de paix ne lui offraient qu’un avenir d’une désolante uniformité.

En 1831, lord Stanley étant secrétaire d’état pour l’Irlande, le gouvernement fit voter par le parlement la création d’une commission des travaux publics (board of works) à Dublin. Les commissaires, au nombre de trois, avaient pour mission de présider à l’entretien des routes et des canaux, de surveiller l’emploi des emprunts contractés pour diverses constructions d’utilité générale. Il existait déjà plusieurs commissions de ce genre en Irlande; mais elles étaient composées de membres à titre gratuit qui ne voulaient encourir aucune responsabilité personnelle, ou d’ignorans qui ne pouvaient exercer aucun contrôle efficace. Les trois commissaires du nouveau board devaient coûter ensemble au trésor 2,200 livres sterling par an; au moins ils étaient recrutés avec soin. Le colonel Burgoyne en avait la présidence; il paraît, d’après sa correspondance, qu’il se sépara sans trop de regrets de ses compagnons d’armes. La carrière militaire lui souriait moins depuis qu’il la voyait encombrée. Il y avait cependant une assez jolie situation à cette époque. Depuis son retour de Portugal, il était chargé des fortifications de Portsmouth, situation bien rétribuée aussi, car l’usage attribuait à l’ingénieur militaire le produit en argent du fourrage récolté sur les terrains de la place; c’était un bénéfice indirect de 600 livres sterling, année commune. Le fait vaut la peine d’être recueilli, ne fut-ce qu’à cause de son étrangeté.

Quoique sir John Burgoyne ait vécu pendant un demi-siècle en relations fréquentes avec les principaux hommes d’état de son pays, il ne semble pas qu’il ait jamais eu d’opinion politique bien définie. Était-il whig ou tory? on ne saurait le conclure de sa correspondance, non plus que de ce que rapporte de lui son biographe. Au fond, il paraît être plutôt, comme l’étaient la plupart des élèves de Wellington, ce que l’on appelle chez nous un homme de gouvernement, plus enclin à compter sur la prévoyance et la sagacité de ceux qui tiennent le pouvoir qu’à se fier aux ressources indisciplinées