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I

En Russie, l’individu n’est point, comme en France, isolé en face de l’état ; le Russe serait peut-être encore effrayé d’un tel isolement. Chaque homme est classé dans la nomenclature administrative sous une certaine rubrique, chacun appartient, par la naissance ou la profession à un groupe déterminé dont il partage les droits et les obligations. L’état n’a point devant lui des citoyens ou des sujets, tous à ses yeux semblables et égaux, pareils à des unités abstraites, mais des groupes concrets, des classes (soslovié) dont chacune a ses charges et ses privilèges particuliers. La loi distingue l’un de l’autre le noble, le prêtre, le paysan et l’habitant des villes. Jusqu’à ces dernières années, chacun d’eux avait une position différente devant l’administration et l’impôt, devant la justice et le recrutement militaire. Chacune des classes ou des ordres de l’état avait son organisation propre, ses formes corporatives, ses assemblées et ses chefs élus, quelquefois ses tribunaux et ses juges ; chacune d’elles avait la tutelle de ses membres mineurs, et parfois était responsable et solidaire de ses membres : majeurs. Ces charges ou ces immunités, ces liens communs et ce self-government intérieur persistent souvent encore, mais les diverses classes ont cessé d’être tenues à l’écart les unes des autres.

Le gouvernement de l’empereur Alexandre II, en dotant la Russie d’assemblées provinciales, a pour la première fois appelé les différens ordres de la nation à délibérer en commun ; mais telle est encore la distance entre ; eux que, dans les réunions qui leur sont communes, dans les assemblées de toutes classes ou sans-classes (vesesoslovnyia ou nesodovnyia sobraniia), chaque classe a le plus souvent ses représentans spéciaux, élus par elle dans ses assemblées particulières. Le gouvernement réformateur semble hésiter à rompre avec cette vieille tradition, ou avant d’oser les confondre dans un même moule politique, il croit devoir attendre que la civilisation et ses propres réformes aient amené la fusion morale des différentes conditions. En introduisant le self-government dans ses administrations locales, la Russie parait demeurer en suspens entre le système qui donne à chaque groupe de la population des représentai » spéciaux et celui qui mêle tous les habitans dans une seule et même représentation. La première méthode était naguère encore partout en usage, elle domine dans les conseils provinciaux, dans le zemstvo, la plus importante des assemblées délibérantes de la Russie actuelle ; elle a été récemment abandonnée en faveur de la méthode opposée pour le conseil communal des deux capitales et