Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/538

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les paysans des particuliers et les paysans de la couronne. Toutes ces catégories, toutes ces subdivisions multiples, avaient leurs obligations et leurs droits particuliers, et, dans les premières classes au moins, elles conservent encore des intérêts et un esprit différens.

La complication de la constitution sociale ne s’arrête pas là. En dehors de ces quatre grands cadres déjà coupés de cloisons intérieures, il y a des compartiments plus petits, des classes accessoires ou secondaires ; les unes, débris d’une organisation antérieure, les autres, destinées aux habitans des pays plus ou moins récemment annexés qui rentraient difficilement dans les anciens cadres nationaux. Jusqu’aux récentes réformes, l’armée, de même que le clergé, pouvait être regardée comme une classe particulière. Dans la statistique russe, les soldats, leurs femmes et leurs enfants, figurent au milieu de la nomenclature sociale sous une rubrique spéciale[1]. C’était là une conséquence du long service militaire : quand il fallait servir vingt ou vingt-cinq ans, on entrait dans l’armée à peu près comme dans le clergé, pour la vie. Le paysan devenu soldat cessait d’appartenir à sa commune natale, et perdait à jamais ses droits aux biens communaux de son village. La conscription était une sorte de mort civile. Le soldat, une fois rasé, ne revêtait plus le costume de sa jeunesse ; le plus souvent, lorsque l’âge le faisait sortir du service actif, il gardait sa capote militaire dans les places qui lui étaient accordées, ou dans les lieux où il sollicitait la charité publique. Ce n’est que dans les dernières années que l’appel sous les drapeaux a cessé d’enlever le conscrit à la classe où il était né, et que la loi a rouvert au paysan l’entrée de sa commune.

Dans la première moitié du siècle, sous le règne d’Alexandre Ier, il y eut un moment où, grâce aux colonies militaires d’Araktcheief, le métier des armes sembla devenir, pour une notable portion de la nation, une profession viagère, profession héréditaire. Dans certains districts dont les habitants portaient le nom de soldats cultivateurs, les filles, comme les garçons, étaient de par la loi vouées à l’armée, et destinées en naissant à épouser et à nourrir des soldats. C’était une sorte de servage d’un nouveau genre, dont les promoteurs se flattaient de tirer grand avantage pour les forces et les finances de l’empire. La résistance du paysan, qui alla parfois jusqu’à la

  1. C’est ainsi que, dans le Statistitcheskii Vrémennik de 1871, on trouve pour la classe militaire 3,743,000 âmes en Europe et près de 1 million en outre au Caucase et en Asie. Ces statistiques, mal comprises de l’Occident, deviennent souvent la cause de singulières erreurs. On donnait le chiffre de la classe comme celui de l’armée sans s’apercevoir que ce chiffre était pour plus de la moitié composé de femmes et d’enfans.