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1 million 1/2 d’habitans dans les villes contre 4 millions 1/2 dans les campagnes[1]. Par malheur, cette ressemblance même est trompeuse, et la statistique induirait en erreur celui qui n’en saurait pas analyser les données. La population de ces villes polonaises est en grande partie israélite ou allemande, et trop souvent par l’esprit et les intérêts comme par l’origine, elle est restée étrangère au peuple slave qui l’entoure. Ces villes de Pologne, souvent fondées par des colons allemands et toutes plus ou moins peuplées de Juifs parlant un patois allemand, ces villes jadis régies pour la plupart par le droit allemand de Magdebourg, demeuraient isolées au sein d’une république de gentilshommes, confinées dans leur étroite enceinte, enfermées dans leurs privilèges, sans place dans la constitution, sans rôle dans l’état, sans influence sur la civilisation et la politique du pays, pour lequel ce défaut de bourgeoisie nationale ne fut pas une des moindres causes de ruine. Dans l’ancienne Pologne, les villes étaient au milieu du peuple comme des colonies à demi étrangères ; selon l’expressive image d’un publiciste d’outre-Rhin, elles étaient comme des gouttes d’huile sur un étang[2]. En Russie, au contraire, les villes, étaient bien sorties du sol national, mais elles étaient rares, diffuses, chétives et, sans institutions comme sans vie propres, elles émergeaient à peine de l’immense océan de campagnes. Sous une autre forme, le mal était le même, et l’esprit de progrès, l’esprit d’investigation et de liberté y manquait de son berceau naturel. Point de bourgs ou de cités, partant pas de bourgeoisie dans l’ancienne Russie. Novgorod et Pskof, toutes deux élevées à peu de distance de la Baltique, toutes deux en contact avec les marchands de l’Europe, sont une glorieuse et stérile exception. La Moscovie, qui les engloutit, était un pays essentiellement rural, et de là, en grande partie chez les Russes comme chez d’autres Slaves, la persistance tant remarquée de l’esprit patriarcal. Dans cet état de paysans et de propriétaires, les mœurs, les institutions, tous les rapports sociaux, ont longtemps conservé quelque chose de simple, de primitif et comme de rudimentaire. Le défaut de villes eut pour la Russie une autre grave conséquence : avec la population urbaine lui manquait le premier élément économique de la civilisation moderne, la richesse mobilière, le capital circulant, principe essentiel de tout grand développement matériel, de toute féconde activité sociale.

  1. Statistitcheskii Vrémennik.
  2. Huppe, Verfassung Polens, p. 57. Dans toute la Russie occidentale, dans la Lithuanie, la Russie-Blanche et les parties de la Petite-Russie jadis unies à la Pologne, la situation est encore à peu près la même que dans la Pologne proprement dite. Les Juifs agglomérés dans les villes et les bourgades y forment également un des principaux élémens de la population urbaine et ne s’y fondent point avec les autres habitans.