Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donc de se porter davantage en avant, à Varna par exemple, d’où l’armée se rabattrait au besoin sur le Danube si les Russes parvenaient à franchir ce fleuve. A Varna, les alliés auront leur flotte avec eux, ils commanderont la Mer-Noire, ils menaceront la Géorgie ou la Crimée, suivant les circonstances. Quelques personnes parlent bien déjà de diriger l’attaque contre Sébastopol; cependant ce serait une entreprise téméraire. L’histoire de l’Angleterre est pleine de tentatives de débarquement qui ont échoué presque toujours. Pour prendre Sébastopol, il faudrait d’abord conquérir la Crimée, en expulser l’armée russe avant de s’attaquer à la forteresse principale ; celle-ci, privée de secours, bloquée par mer, ne tarderait pas à se rendre. Telles sont les impressions que le vieux général rapportait de son rapide voyage en Orient.

Au mois de juin, l’armée anglo-française était à Varna. Burgoygne, de retour en Angleterre, suivait de loin les opérations. Les Russes n’avaient pas franchi le Danube, au contraire, ils avaient levé le siège de Silistrie. Ils ne menaçaient plus les provinces danubiennes; qu’allait-on faire? Clore la guerre, puisque le but était atteint, la Turquie était sauvée. Il est vraisemblable qu’en Angleterre aussi bien qu’en France l’opinion publique aurait été mécontente de si grands armemens pour un résultat si modeste, puisque enfin la Russie restait entière, qu’elle n’avait rien perdu qu’un peu de prestige et qu’elle se trouvait en mesure de recommencer au premier jour cette tentative d’invasion avortée. Si l’on continuait, au contraire, un seul but était digne de l’effort des troupes alliées, s’emparer de Sébastopol et détruire la flotte russe, c’est-à-dire anéantir la puissance du tsar dans la Mer-Noire.

Lorsqu’on repasse aujourd’hui cette histoire, à la distance où nous sommes des événemens, on n’ose plus se dissimuler que l’expédition de Crimée fut une aventure téméraire, que la raison condamnait et qu’un succès tardif, chèrement payé, eut peine à justifier. Lord Raglan et le maréchal Saint-Arnaud, dans leurs campemens de Varna, se trouvaient peut-être bien embarrassés d’agir : ils ignoraient l’état des défenses de Sébastopol du côté de la terre; ils savaient seulement que les fronts de mer étaient si bien armés que les flottes alliées se risqueraient en vain à les attaquer. Leurs gouvernemens les avaient prévenus que le tsar n’avait pas plus de 50,000 hommes en Crimée; qu’en savait-on? Et d’ailleurs cette armée ne grossissait-elle pas à mesure que les Russes s’éloignaient du Danube? Autre complication : tant que les principautés étaient le champ de bataille et, à vrai dire, l’enjeu de la victoire, l’Autriche menaçait les flancs de l’armée russe; dès que la lutte se transportait sur le terrain de l’empire, l’Autriche, désintéressée, ne reviendrait-elle pas au rôle de puissance neutre? Toutes ces considérations furent