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cis, les mains appuyées sur une balustrade, plongé dans la contemplation du superbe triptyque d’Andréa Mantegna. Pendant quelque temps, j’admirai, par dessus l’épaule de mon compatriote, ce tableau qui n’a ni l’éclat ni la vigueur imposante des toiles voisines, mais qui, resplendissant de la beauté qu’évoque parfois un travail patient, répond peut-être à un besoin plus général de l’âme. Enfin, poussant un profond soupir, il se retourna, et son regard rencontra le mien. Dès qu’il me reconnut, une vive rougeur lui monta au visage ; il craignait sans doute de s’être rendu ridicule la veille. Je lui tendis la main avec une franchise cordiale qui lui prouva que je n’étais pas un railleur.

Je l’avais reconnu à sa chevelure ardente. Sous d’autres rapports, il me sembla très changé. Son enthousiasme nocturne n’animait plus sa physionomie, et son teint blême me rappela celui d’un acteur vu en dehors des feux de la rampe. Je le trouvai moins jeune que je ne l’avais cru. Qu’était devenue la bravoure de son costume et de son allure ? Il avait bien l’air « d’un pauvre peintre patient », maintenant que l’absence du clair de lune lui ôtait son aspect pittoresque. Son habit de velours montrait la corde, et la teinte de rouille de son chapeau à larges bords, à forme peu élevée, annonçait plutôt une bourse mal garnie que le désir de se distinguer par une coiffure originale. Ses yeux, et tous ses traits du reste, avaient une expression de douceur résignée qui me frappa d’autant plus que je me demandai s’il fallait attribuer la pâle maigreur de ce visage à un régime insuffisant ou à la fièvre qu’allume le génie. Cependant, après avoir causé quelques minutes avec moi, il retrouva son entrain lyrique de la veille.

— Et c’est votre première visite à ces salles enchantées ? s’écriat-il. Heureux, trois fois heureux mortel !

Puis, me prenant par le bras, il se disposa à me faire admirer les œuvres les plus remarquables. Avant de s’éloigner, il jeta un dernier regard sur le Mantegna. — Celui-là ne se pressait pas, murmura-t-il. Il ignorait la hâte, qui a perdu plus d’un artiste.

Je ne saurais dire si mon nouvel ami était bon critique ; mais en tout cas il m’amusa en développant ses opinions, ses théories, ses sympathies, le tout émaillé d’anecdotes et de souvenirs historiques. Il me parut un peu trop sentimental et trop porté à chercher partout des intentions subtiles qui eussent probablement fort étonné celui auquel il les prêtait. Par moments aussi, il se plongeait dans les flots de la métaphysique à des profondeurs où je n’aurais pu le suivre qu’au risque de me noyer ; mais ses connaissances en peinture et la sûreté de son jugement annonçaient de longues heures consacrées à l’étude des maîtres.