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idéal ; il voit une rose et lui donne un parfum, il la complète. C’est ce que l’on nomme idéalisme. Bien que l’on abuse beaucoup du mot, la chose me semble bonne ; en tout cas, c’est ma croyance. Belle madone, modèle et muse à la fois, je vous prends à témoin que moi aussi je suis idéaliste.

Désireux de provoquer de nouvelles confidences je répondis d’un ton moitié railleur : — Un idéaliste est donc un monsieur qui dit à la nature, représentée par une jolie femme : « Ma mie, tu es faite tout de travers. Ta finesse n’est que grossièreté, tes couleurs sont ternes, ta grâce n’est que de la gaucherie. Je vais te montrer comment tu dois t’y prendre. »

Mon compagnon se retourna vers moi d’un air presque irrité ; puis il répliqua gravement :

— Regardez cette toile, et elle imposera silence à vos moqueries irrévérencieuses. Voilà ce que l’idéalisme produit ! On ne l’explique pas, — il faut sentir la flamme ! Qu’il parle à la nature ou à une belle femme, l’artiste ne prononce pas une parole dont l’une ou l’autre puisse s’offenser. Il dit à la jolie femme : « Considérez-moi comme un ami, prêtez-moi votre visage, ayez confiance en moi, aidez-moi, et vos yeux seront la moitié de mon chef-d’œuvre.

— Le ciel me préserve de refroidir votre enthousiasme ! répliquai-je ; mais ne vous semble-t-il pas que Raphaël, s’il a été servi par son génie, a eu la bonne fortune de vivre dans un siècle qui avait une foi religieuse que nous ne possédons plus ? Il y a des gens qui nient que ses madones sans tache soient autre chose que les jolies blondes de l’époque, dont son talent un peu profane rehaussait les charmes. Que ces critiques aient tort ou raison, il est certain que du temps de Raphaël il existait de grands rapports entre les aspirations religieuses et les besoins esthétiques. J’en conclus que les saintes Vierges, visibles et adorables, étaient fort demandées.

Mon compagnon parut d’abord péniblement ému par mon scepticisme ; puis il secoua la tête et répondit d’un ton convaincu :

— Elles seront toujours demandées, pour employer votre vilain mot commercial ! Ce type ineffable est un des besoins éternels du cœur humain ; mais les âmes pieuses n’osent exprimer leur désir. Qu’un nouveau Raphaël surgisse, et vous verrez s’il ne sera pas le bienvenu ! Hélas ! comment surgirait-il dans ce siècle corrompu ? Une œuvre comme celle-là ne se fait pas sur commande. Par bonheur, il est encore…

Anch’io son pittore ! m’écriai-je. Si je ne me trompe, vous avez un chef-d’œuvre sur le chevalet. Lorsque votre tableau sera terminé, prévenez-moi, et, fussé-je à l’autre bout du monde, je reviendrai à Florence pour saluer la… Madone de l’avenir.