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LA MADONE DE L’AVENIR.

pauvre ami, m’écriai-je en posant la main sur son épaule, vous avez lambiné ! Votre modèle est trop vieille pour une madone.

Il recula comme si je l’eusse brutalement frappé en pleine poitrine. Je n’oublierai jamais le long regard désespéré qu’il m’adressa. — Lambiné ! dit-il enfin. Vieille !.. vieille ! Est-ce que vous plaisantez ?

— Voyons, mon cher ami, je ne pense pas que vous la preniez pour une femme de vingt ans ?

Il poussa un profond soupir et s’appuya contre le mur voisin, me contemplant d’un air de doute et de reproche ; puis il s’élança vers moi, me saisit le bras et me demanda : — Répondez-moi avec franchise. Vous paraît-elle vraiment vieille ? Est-elle ridée ? est-elle fanée ? Suis-je aveugle ?

Je compris alors l’immensité de son illusion. Une à une, les années silencieuses avaient glissé sur lui, tandis qu’il s’abandonnait au charme d’une inactivité rêveuse, préparant sans cesse un travail sans cesse ajourné. Il me sembla que ce serait lui rendre un véritable service que de lui ouvrir les yeux.

— Vous n’êtes pas aveugle, répondis-je ; vous avez au contraire perdu beaucoup de temps dans une contemplation stérile. Votre amie a été jeune et fraîche ; elle a pu ressembler à une vierge, mais il y a des années de cela. Néanmoins elle conserve de beaux restes ; faites-la poser, et…

Je ne pus achever ma phrase, tant l’effet produit par mon indiscrétion me peina. Théobald avait ôté son chapeau et passait son mouchoir sur son front avec un mouvement machinal.

— De beaux restes ! Je vous remercie de votre euphémisme ! Il faut que je compose ma madone avec de beaux restes, — quel chef-d’œuvre ce sera !… Vieille ! vieille ! murmura-t-il ensuite comme en se parlant à lui-même.

— Peu importe son âge, m’écriai-je, peu importe ce que je pense d’elle ! Vous avez vos souvenirs, vos notes, votre génie. Terminez votre tableau en un mois. Je suis sûr d’avance que vous produirez un chef-d’œuvre, et je vous l’achète au prix qu’il vous plaira de fixer.

Il me regardait en ouvrant de grands yeux, sans paraître me comprendre.

— Vieille, vieille ! répétait-il d’une voix monotone. Si elle est vieille, que suis-je donc, moi ? Si sa beauté a disparu, où est ma force ? Ma vie a-t-elle été un rêve ? Ai-je adoré trop longtemps, ai-je trop bien aimé ?

Le charme était rompu. Il fallait que la trame de son illusion eût été affaiblie par une tension exagérée pour se déchirer aussi facile-