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— Pour ma part, répondis-je, je ne puis en juger ; je n’ai rien vu de lui, si ce n’est le bambino accroché là-bas et qui est certainement un dessin fort remarquable.

— C’est un chef-d’œuvre, un vrai Corrége ! s’écria mon interlocuteur. Quel dommage, ajouta-t-il en clignant de l’œil, que le signor Teobaldo n’ait pas songé à se servir de bons vieux panneaux vermoulus !

Sur ce, la majestueuse Sérafina crut devoir protester.

— Il est trop homme d’honneur, dit-elle pour jamais se prêter à une supercherie. Je ne me connais guère en génie ou en peinture. Je ne suis qu’une pauvre veuve ; mais je sais que le signor Teobaldo a le cœur d’un ange et la vertu d’un saint. C’est mon bienfaiteur.

— J’ai la plus grande estime pour lui, répliquai-je, et c’est pour cela que je m’inquiète de ne l’avoir pas rencontré depuis notre dernière visite. L’avez-vous vu ? Serait-il malade ?

— À Dieu ne plaise ! s’écria Sérafina d’un ton qui ne permettait pas de douter de sa sincérité.

Son compagnon laissa échapper un innocent petit juron et lui demanda : — Pourquoi n’êtes-vous pas allée le voir ?

Elle hésita un instant, minauda, puis répliqua d’un air de dignité offensée : — Il vient chez moi sans donner prise aux mauvaises langues ; mais il n’en serait pas de même si j’allais chez lui, bien que l’on puisse presque dire qu’il mène la vie d’un saint.

— Il a pour vous la plus grande admiration, lui dis-je, et il se serait senti honoré de votre visite.

— Il a pour moi plus d’admiration que vous n’en avez, répliqua-t-elle d’un ton aigre, convenez-en !

Naturellement je repoussai l’accusation avec toute l’éloquence dont je suis capable, et ma mystérieuse hôtesse avoua qu’elle m’avait regardé comme un ennemi dès ma première visite et qu’elle me soupçonnait de lui avoir nui dans l’esprit de Théobald. — Dans ce cas, vous auriez rendu un triste service à ce pauvre homme, ajouta-t-elle, je puis vous l’affirmer. Il vient me voir tous les soirs depuis des années. C’est une amitié de longue date ! Personne ne le connaît aussi bien que moi.

— Je ne prétends ni le connaître, ni le comprendre, répliquai-je ; il reste un mystère pour moi. Cependant je me suis parfois figuré qu’il est un peu…

Je touchai du doigt mon front et je levai la main en l’air. Sérafina, qui m’avait appris ce geste, feignit à son tour de ne pas le comprendre et se tourna vers son ami comme pour le consulter. Celui-ci se borna à hausser les épaules tout en remplissant son verre. Alors la padrona me dit avec un sourire plein de candeur :