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prières. Que lui est-il donc arrivé ? A-t-il appris quelque chose sur le compte de la Sérafina ? ajouta-t-elle avec un affreux sourire qui montra des gencives dégarnies de dents.

— Ne le quittez pas avant mon retour, répondis-je, et prouvez qu’il existe au moins une vieille femme sur laquelle on puisse compter !

Mon retour fut retardé par l’absence du médecin anglais que je voulais consulter. Il me fallut courir après lui de maison en maison chez une dizaine de ses cliens. Je l’amenai enfin au chevet de Théobald. Le malade dormait d’un sommeil agité. Le docteur lui tâta le pouls, griffonna une ordonnance et partit en hochant la tête.

— Je reviendrai tantôt, dit-il, je crains une fièvre cérébrale ; mais il se peut que je me trompe.

Le soir, il m’annonça qu’il ne s’était pas trompé. A. dater de ce moment, je ne quittai guère Théobald. Sa maladie, si elle fut pénible à voir, fut heureusement fort courte. Il délira jusqu’à sa dernière heure. Les étranges paroles de regret, d’aspiration, d’extase ou de terreur que lui inspiraient les tableaux qu’il croyait voir, ont laissé dans mon esprit une impression durable. Cela ressemblait à une page arrachée à quelque tragédie antique.

Huit jours plus tard, on l’enterrait dans le petit cimetière protestant qui se trouve sur la route de Fiésole. Malgré l’isolement volontaire où le défunt avait vécu pendant de longues années, une demi-douzaine de ses compatriotes suivirent le convoi, — entre autres Mme Coventry, que je rencontrai après la cérémonie.

— Eh bien ! me demanda-t-elle, la fameuse madone, l’avez-vous vue ?

— Je l’ai vue, répliquai-je. Elle est à moi, — il me l’a léguée. Et je m’éloignai avec une brusquerie qui, je l’avoue, manquait d’urbanité. J’avais hâte de quitter Florence ; l’ombre du pauvre Théobald semblait planer sur la ville et l’assombrir. Mes malles étaient déjà faites et je comptais partir le soir même. En attendant, afin de dissiper ma tristesse, je me mis à me promener à travers les rues. Le hasard me conduisit devant San-Lorenzo. Me rappelant une phrase de Théobald à propos du premier essai de Michel— Ange, j’entrai dans l’église et je me trouvai tout à coup en face d’une femme qui se levait après avoir terminé sa prière. Le châle noir, qui formait autour de sa tête une draperie pittoresque, encadrait le visage de la madone de l’avenir. Elle s’arrêta en me reconnaissant. Ses yeux brillaient, son ample poitrine se soulevait d’une façon qui présageait des reproches. Mon air attristé apaisa sans doute son ressentiment, car elle m’adressa la parole d’un ton dont une sorte de résignation maussade tempérait l’amertume.