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d’Hamlet, une nature maladive, un tempérament nerveux et lymphatique, n’ayant pas, même à la fleur de l’âge, les allures juvéniles et violentes que donnent la force et la santé exubérantes et qu’accompagnent l’insouciance, la gaîté, l’ardeur au plaisir et au travail propres au tempérament sanguin. Les natures comme celles d’Hamlet sont de bonne heure rêveuses et souffrantes ; elles sont toutes de sensibilité, d’expansion, d’enthousiasme ou de désillusion, selon les circonstances ; mais malgré leur bizarrerie, leur originalité et leur conduite qui souvent est opposée aux règles communes, ces individus ne deviendront jamais des aliénés ; tels ils sont nés et tels ils resteront ; ce sont des misanthropes généreux ou moroses, sympathiques ou ridicules, souvent brusques et méfians, mais capables de reparties fines et d’aperçus justes. Voilà pourquoi nous ne croyons pas avec le docteur Brierre de Boismont et le docteur Bucknill, qu’Hamlet soit dans un de ces états intermédiaires entre la raison et la folie, qu’on a nommés la période d’incubation, période où des milliers de malades succombent, d’où des centaines d’autres sortent pour revenir à la santé. Pour nous, Hamlet ne saurait devenir vraiment fou : il ne saurait davantage être plus raisonnable ; ce n’est pas un type intermédiaire, c’est un type réel et complet. S’il a des hallucinations, c’est que son âme est envahie par la douleur et par l’immensité du crime qu’il entrevoit. Son cerveau est mal équilibré, non par la maladie, mais par l’excès de la méditation et de la souffrance. Il faut considérer qu’à peine a-t-il eu le temps de se reconnaître et de comparer le monde tel qu’il est avec le monde tel qu’il a cru le voir dans sa naïve bonté, qu’il est obligé, lui si aimant, si respectueux, de se détourner avec horreur de la conduite de sa mère !

Il est des enfans nés musiciens qu’une fausse note irrite ; dès leurs premières années, ils ont le sentiment de l’harmonie. Aucune note discordante ne leur échappe, et ils ne peuvent comprendre qu’il existe d’autres organisations d’où le sens de l’harmonie soit absent. D’autres naissent avec un sens exquis des couleurs et des lignes, et tout ce qui est contraire à leur art les blesse et leur répugne. Hamlet est une de ces natures d’artistes ; c’est un artiste du sens moral. Né avec le sentiment le plus délicat de ce qui est honnête et généreux, il se passionne pour la loyauté et la vérité comme le musicien pour l’harmonie et le sculpteur pour la forme idéale ; nos vices et nos faiblesses l’étonnent ; ce sont pour lui des monstruosités.

Avec quel dégoût il souffre le contact des flatteurs et des hypocrites, et comme il les humilie à l’occasion ! C’est avec un secret plaisir qu’il torture ce pauvre courtisan Osric, à qui il laisse voir