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pour lesquels il faut avec les sens et le cœur le contentement du cerveau. »

Cette absence de préoccupation personnelle et d’égoïsme est une preuve de plus qu’Hamlet n’est point dans la période d’incubation de la folie ; les mélancoliques aliénés en effet restent froids et indifférens à toutes les questions générales. Concentrés en eux-mêmes, ils n’étendent pas leurs idées au-delà de leur personne et ne songent qu’à leurs propres maux. D’autre part, la mélancolie d’Hamlet n’est pas absolue : ses lettres à Ophélie ne sont pas d’un hypocondriaque ; pendant qu’il étudiait à l’université de Wittemberg, il fréquentait le théâtre et les acteursi II revoit avec plaisir ses anciens compagnons d’étude Rosencrantz et Guildenstern, et ne retombe dans ses tristesses et dans ses méfiances que lorsqu’il s’aperçoit que ses amis ne sont venus que pour le surveiller et pour l’épier. En un mot, si Hamlet présente des bizarreries de caractère qui rappellent les premiers symptômes de la folie, il est certain qu’il n’est nullement un aliéné, même à la période prodromique. Indécis, livré au cours des événemens, il est parfois possédé d’une activité sans frein. Ainsi, dans la scène de l’a représentation, il ne peut attendre le moment où la tragédie va commencer ; il pose sa tête sur les genoux d’Ophélie, s’asseoit, se lève, interrompt les acteurs pour expliquer la pièce et hâter le dénoûment ; dès qu’il voit pâlir le roi, il est pris d’un rire involontaire et spasmodique comme à la fin d’une crise nerveuse. Quant à ses hallucinations, elles ne permettent pas d’affirmer l’aliénation ; il n’est point rare que des individus parfaitement sains aient des hallucinations ; tous les médecins aliénistes sont d’accord sur ce point que ce symptôme ne suffit pas pour caractériser la folie. Dans la pièce Comme il vous plaira, le caractère de Jacques se rapproche beaucoup de celui d’Hamlet : lui aussi est un philosophe mélancolique qui se plaît à être seul et à récriminer contre la société ; « ce sont les spectacles variés contemplés durant ses voyages qui, ruminés sans cesse par sa pensée, l’enveloppent dans une tristesse très originale. » On croirait entendre Hamlet, lorsqu’il s’écrie : « Morbleu ! il fait bon être triste. »

Malgré toutes ses bizarreries, Jacques, pas plus qu’Hamlet, n’est un aliéné. Tout autre est le caractère de Timon d’Athènes. Riche ou pauvre, Timon n’a ni raisonnement, ni jugement, ni discernement ; ses prodigalités sont aussi ridicules que son optimisme est aveugle. C’est déjà une altération morale qui, sous le coup de l’infortune, va dégénérer en folie ; aussi la misanthropie de Timon est-elle loin de ressembler à la misanthropie raisonnée et philosophique d’Hamlet et de Jacques ; ce n’est même pas de la misanthropie, c’est une