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et lui fait un vœu solennel que, s’il le fait réussir, il le considérera et l’adorera désormais comme son dieu. Si son entreprise réussit, il a découvert un nouveau dieu fort utile à qui il fait chaque jour de nouvelles offrandes ; si le contraire arrive, il rejette le nouveau dieu comme un instrument inutile, qui redevient simple pierre comme devant. Nous faisons et défaisons donc journellement nos dieux et sommes par conséquent les inventeurs et les maîtres de ce que nous adorons[1]. »

Il est clair d’après tout cela que le fétiche n’est pas un dieu, et, qu’une vague notion du caractère immatériel de la divinité se cache sous ces grossières croyances. Le sauvage a l’instinct qu’un pouvoir mystérieux l’entoure, l’enveloppe, le domine : il le sent dans son cœur, il l’entrevoit dans sa raison obscure ; nulle part ses yeux ne le découvrent. Inquiet, il voudrait s’y soustraire ou se le concilier ; il s’ingénie à l’enfermer dans un lieu, à le matérialiser, pour le ramener à une mesure humaine et le tenir sous sa main. Ses laborieux et vains efforts, ses colères contre l’idole menteuse attestent l’action latente de la grande idée qui vit au plus secret de son être, et qu’il manifeste en la défigurant.

Quant au culte des animaux, des plantes, des fleurs, des fontaines, des astres, on en a donné diverses explications. Celle qui a cours d’ordinaire, c’est que l’homme confondit à l’origine la pensée, la vie, le mouvement et, par une sorte d’illusion naturelle, projeta au dehors de lui-même sa propre personnalité. Il se répandit dans la nature vivante et crut y trouver une âme semblable à la sienne. Cette âme universelle, qui rugit dans le tigre, rampe dans le serpent, fleurit dans la plante, coule dans les rivières, resplendit dans le soleil, scintille dans les étoiles, sollicite également, sous l’infinie variété de ses formes mobiles, l’adoration de la primitive humanité.

Prêter à celle-ci une pareille conception, c’est, croyons-nous, la faire à la fois trop enfant et trop philosophe. L’idée d’une âme du monde, d’une vie de l’univers, est le résultat de savantes et tardives réflexions ; elle peut s’épanouir à l’aise dans la vaste et subtile intelligence d’un Platon, d’un Plotin : elle n’a pas sa place dans l’étroit et rude cerveau de l’homme des premiers âges. Se figurer d’autre part que l’humanité primitive anime toutes choses des rayons encore incertains de la personnalité qu’elle sent poindre en elle-même, c’est méconnaître les conditions de son existence.

On a étrangement abusé du parallèle, vrai par certains côtés, entre l’homme primitif et l’enfant. Jeté nu sur la terre, sans famille pour le recevoir, sans mère pour l’allaiter, l’enfant

  1. Lubbock, les Origines de la civilisation, traduction française, p. 327-328.