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jours plus tard qu’une banque venait de la racheter pour 400,000, a été pris d’un si violent accès de désespoir qu’il s’est pendu. Ceux qui ne se sont pas pendus se sont servis du peu de cervelle qui leur restait pour faire des réflexions ; ils ont conçu une salutaire aversion pour les banques, les réclames et les prospectus, ils ont rappris le chemin des caisses d’épargne. Au lendemain de ces orgies financières, beaucoup d’Allemands se sentent atteints du Katzenjammer, c’est-à-dire de cette migraine accompagnée d’écœurement par laquelle on expie un jour de débauche et de folie. Ils maudissent les pluies d’or et les 5 milliards, quoique à vrai dire aucun d’eux n’ait encore proposé de les rendre, et ils s’avisent que la vraie richesse repose sur le travail et l’économie, ils sont portés à enterrer leurs écus, ils professent le culte de la tirelire et du bas de laine.

« A l’étourderie entreprenante, écrivait naguère un économiste allemand, à la recherche d’une vie opulente et somptueuse fondée sur des gains fictifs, à l’esprit d’aventure et aux coups de bourse, ont succédé chez nous une timidité exagérée, un penchant à réduire outre mesure sa dépense, un pessimisme qui se défie de tous les placemens et se retire de toutes les entreprises, même des plus solides[1]. » En pareil cas, les particuliers sont toujours disposés à rendre le gouvernement responsable de leurs folies et de leurs malheurs, quoique le gouvernement pût leur répondre, comme l’a fait un jour M. Delbrück : « Quand les gens veulent à toute force se défaire de leur argent, il n’y a pas de législation qui puisse les en empêcher. » Nombre d’Allemands sont convaincus que leurs hommes d’état ont aidé à la crise, qu’ils ont fait preuve d’imprévoyance et d’incapacité financières ; ils les accusent d’avoir commis de grandes fautes, ils leur reprochent surtout les placemens véreux faits pour le compte du fonds des invalides. Aussi ne verraient-ils pas sans inquiétude tous les chemins de fer concentrés dans les mains du gouvernement impérial. L’Allemagne est devenue défiante ; à ceux qui lui promettent monts et merveilles en l’engageant à les laisser faire, elle répond que la prudence est la mère de la sûreté. Aujourd’hui le vainqueur se recueille comme le vaincu, et le recueillement d’esprit est une bonne chose : « Douze coups de discipline appliqués à propos, disait Sancho Pança, sont plus agréables à Dieu que mille coups de lance qui tombent sur des géans, des vampires ou d’autres monstres de cette espèce. »

M. de Bismarck compte toujours avec l’état des esprits. Il n’ignore pas que ses desseins excitent bien des alarmes et soulèveront de vives oppositions. Aussi n’a-t-il eu garde de démasquer du premier coup toutes ses batteries. Le 25 mars dernier, il a déposé sur le bureau des chambres prussiennes un projet de loi fort modeste, autorisant le

  1. Die wirthschaftliche Krisis, von Wilhelm Œchelhaeuser. Berlin, 1876.