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échapperait entièrement à son contrôle. » Les partisans du statu quo ne peuvent songer sans effroi à l’armée d’employés que le rachat mettrait à la disposition de l’empire, au nombre de places dont il deviendrait le suprême dispensateur, à tous les moyens d’influence et d’action qu’il acquerrait. Comme on l’a remarqué, le nombre et la vitesse des trains, la durée des arrêts, les heures de départ ou d’arrivée, deviendraient matière de gouvernement. Le patriotisme local n’est pas mort en Allemagne ; les Saxons comme les Bavarois ont gardé quelque tendresse pour leur petite patrie, et il leur en coûterait de la sacrifier à la grande. L’empire unitaire leur fait peur ; mais on n’échappe pas à sa destinée. Pour s’y dérober, les gouvernemens des états moyens ont l’intention, paraît-il, d’opposer au projet prussien un contre-projet aux termes duquel ils se feraient autoriser par leurs chambres, conformément à l’exemple que vient de leur donner le grand-duché de Hesse, à racheter dans leur territoire respectif tous les chemins de fer particuliers. On créerait ensuite quatre ou cinq administrations centrales, qui auraient à se concerter ensemble pour corriger les abus dont on se plaint, pour établir l’uniformité des règlemens et des tarifs. Selon toute apparence, cette proposition ne trouvera pas grâce devant les volontés impérieuses du chancelier de l’empire, il ne s’accommode pas de moyens termes. Le ciel a ouvert ses écluses, les eaux montent ; il est à craindre que Noé ne s’y soit pris trop tard pour construire son arche.

L’accaparement des chemins de fer par l’empire n’est pas seulement redouté pour les conséquences politiques que cette grande mesure ne peut manquer d’avoir ; ne peut-il pas se faire qu’elle ait aussi des conséquences sociales ? Beaucoup d’économistes appréhendent les fâcheux résultats d’une centralisation poussée à l’excès ; ils estiment que le gouvernement, en tout ce qui n’est pas de son ressort, ne saurait se substituer sans danger à l’initiative et à l’industrie privées. Quand il étend trop ses attributions et sa compétence, quand il se mêle de ce qui ne le regarde pas, il court le risque d’être rendu responsable de tout le mal qui arrive dans le monde et des inconvéniens attachés à l’irrémédiable infirmité des sociétés humaines. Toutes les souffrances s’en prennent à lui, et quand le moulin chôme, le meunier s’écrie : C’est la faute de ceux qui nous gouvernent.

On s’inquiète en Allemagne des progrès du socialisme. Ils doivent être imputés dans une certaine mesure aux criminelles folies de la spéculation pendant les deux années de la Gründerperiode. L’ouvrier allemand a subi l’universelle contagion ; comme tout le monde, il a eu la fièvre, il a fait des songes délicieux et décevans, il a été en proie aux chimères. Il voyait des fortunes de hasard croître en une nuit comme des champignons et des gens de rien devenir millionnaires ; il a rêvé d’avoir sa part au banquet. Dans ce temps d’appétits effrénés et d’extravagantes entreprises, on avait besoin de lui, on se disputait son travail,