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peu disciplinés que des gardes nationaux : voilà ce qu’était l’armée anglaise il n’y a pas longtemps. Ajoutons que, par un esprit d’économie excessive, le parlement avait négligé de fortifier les côtes, de renouveler l’équipement et le matériel de guerre, de remplir les magasins et les arsenaux. La guerre de Crimée avait mis au jour toutes ces misères ; mais le public n’avait attribué l’échec de l’armée devant Sébastopol qu’à l’incapacité des vieux généraux qu’elle avait à sa tête. Il est vrai que le péril d’une organisation si vicieuse n’éclatait pas aux yeux. Il n’avait été question jusqu’alors que de guerres prolongées durant des années. Les Anglais se disaient que, avec leur patriotisme, avec les immenses ressources de leurs manufactures, ils rattraperaient vite le temps perdu le jour où ce serait nécessaire. Par cela même qu’ils ménageaient leur budget pendant la paix, ils seraient en mesure de faire des sacrifices indéfinis au moment voulu ; mais voici tout à coup que l’Allemagne se montre capable de mettre en ligne une armée de plusieurs centaines de mille hommes, toute équipée et toute armée, quinze jours après une déclaration de guerre. Il fallait bien reconnaître que le danger était grand à négliger les préparatifs militaires comme on l’avait fait jusqu’alors.

On modifie d’un trait de plume des règlemens administratifs sans que personne en ait souci ; on modifie sans trop de peine les lois, voire la constitution d’un peuple : il n’est pas si facile de modifier les mœurs, les habitudes séculaires d’une nation. Or l’armée anglaise était l’image exacte de la société anglaise dans ses traits généraux. Comment par exemple imposer l’obligation du service militaire aux citoyens d’un pays qui a horreur de toute loi restrictive? D’ailleurs l’empire britannique a cela de particulier, que la moitié de ses troupes tiennent garnison hors d’Europe. Sur 184,000 hommes enrégimentés dans l’armée régulière au 1er janvier 1874, il y en avait 63,000 aux Indes, 26,000 dans les colonies depuis Gibraltar jusqu’en Chine, et 95,000 seulement dans la Grande-Bretagne. Que l’on suppose des recrues arrivant sous les drapeaux, les uns vont partir pour Hong-kong ou pour Bombay, tandis que d’autres resteront dans leur pays natal, par le seul hasard du numéro du régiment qui leur est assigné. Il n’y aurait donc nulle parité dans le traitement qui leur serait fait. En plus, la conscription suppose un temps de service assez court ; les régimens envoyés hors d’Europe restent absens sept années, et l’on évite autant que possible d’en changer les hommes pendant ce temps pour éviter de doubles frais de voyage. Tout se justifiait par des raisons de même valeur. A ceux qui se récriaient contre la vénalité des grades, les Anglais répondaient qu’acheter un brevet n’est pas plus immoral que de solliciter la faveur d’un ministre, et que cela supprime les