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Plus tard, quand, amenée à Vivey en plein printemps, elle avait été libre de galoper à travers bois, le fantôme de l’idéal amoureux l’avait de nouveau hantée pendant ses folles courses sous la haute futaie. Elle le cherchait jusqu’au creux des ravins où chantent des sources à la voix berceuse ; elle s’imaginait le voir soudain apparaître au détour d’une sente, comme un fils de roi dans un conte de fées. Maintenant il fallait dire adieu aux rêves, renoncer à chevaucher en plein pays de féerie et marcher prosaïquement au-devant du fiancé réel que le hasard lui offrait. Celui-là n’avait rien d’un pur esprit, non, c’était bien un amoureux de chair et d’os, — et quelle chair florissante, quelle massive ossature ! — Un robuste gentilhomme campagnard, chassant six mois de l’année et passant les six autres mois à des parties de pêche ou à des parties de rams. Raymonde quitta l’embrasure de la fenêtre et d’un bond vint se placer devant une haute glace oblongue, encadrée dans des baguettes aux dorures ternies, et surmontée d’un trumeau. Sur le trumeau était peint un berger à la veste enrubannée, jouant du chalumeau aux pieds d’une bergère en paniers, qui l’écoutait avec des mines langoureuses. Dans le fond sombre de la glace, Raymonde vit se refléter la partie supérieure de son corps : sa taille svelte gracieusement moulée par son corsage d’amazone, son cou blanc et flexible, l’ovale élégant de son visage, sa bouche d’enfant aux lèvres d’un rouge vif, ses grands yeux aux brunes prunelles piquetées de points d’or, et le luxe soyeux de son abondante chevelure aux tons chauds. Elle n’avait pas de fausse modestie et se trouvait franchement belle. Et songer que cette triomphante beauté serait à jamais cloîtrée dans le triste pigeonnier de Lamargelle, que M. de Préfontaine décorait du nom de château !… Ses yeux remontèrent avec une expression désolée jusqu’à la bergerie du trumeau. Ce berger, jouant éternellement la même chanson d’amour, semblait lancer à la jeune fille des œillades ironiques ; cette bergère galamment pomponnée la regardait d’un air de pitié. Elle frappa du pied avec un dépit concentré et retourna se blottir dans son embrasure, inquiète, farouche, indécise, mordillant des feuilles de lierre arrachées au treillage, et se demandant quelle mine elle pourrait bien faire le lendemain pour décourager M. de Préfontaine.

III.

— Certes, madame, Pigeau n’est pas une bête parfaite ; il a le garrot sensible, et répugne à donner le premier coup de collier ; mais une fois lancé, on ne peut plus l’arrêter… Hé ! hé ! il ressemble à son maître, et c’est pourquoi nous nous aimons, Pigeau et moi, malgré nos défauts.