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que l’autorité ne semblait guère se préoccuper de la vieille loi qui leur défendait de s’y établir, si elles n’étaient pas acceptées par le sénat.

On ne l’avait pourtant pas abrogée : elle subsistait toujours dans cette forêt de lois antiques dont parle Tertullien, où les conservateurs romains avaient tant de peine à porter la hache. On la citait avec respect, on la gardait comme une menace contre cette population bruyante et cosmopolite qui remplissait les quartiers obscurs de la grande ville, et il arriva même que, dans des cas exceptionnels, elle fut quelquefois appliquée. A l’époque de Tibère, deux prêtres d’Isis persuadèrent à une grande dame fort dévote aux divinités égyptiennes que le dieu Anubis, qui était amoureux d’elle, l’attendait dans son temple, et sous ce prétexte ils la livrèrent la nuit à un jeune débauché de Rome. Vers le même temps, des Juifs, abusant de la crédulité d’une autre dame, dont le mari était un des amis de l’empereur, se firent remettre par elle des sommes considérables, sous prétexte de les envoyer à Jérusalem, et les gardèrent. Quand Tibère le sut, il voulut faire un exemple dont on se souvînt : non content de frapper les coupables, il résolut d’atteindre aussi tous ceux qui partageaient leurs croyances. Le temple d’Isis fut rasé, et l’on jeta la statue de la déesse dans le Tibre. Quant aux Juifs, 4,000 d’entre eux furent relégués en Sardaigne, pour y mourir de la fièvre ; le reste reçut l’ordre de quitter Rome, ou d’abjurer sa foi. C’était bien au nom de la vieille loi sur les cultes étrangers qu’on les poursuivait : Sénèque le dit expressément. Voilà la preuve manifeste qu’elle existait toujours, mais, en l’appliquant si rarement, l’autorité laissait voir qu’elle ne la regardait plus que comme un moyen de police dont elle se réservait d’user à sa convenance quand elle croirait en avoir besoin. C’est bien ce que semble indiquer le jurisconsulte Paul lorsqu’il dit qu’on punit de l’exil ou de la mort ceux qui introduisent des religions nouvelles « qui sont capables d’enflammer les esprits des hommes, quibus animi hominum moveantur. » Cette restriction est importante à signaler : ce ne sont donc plus tous les cultes nouveaux qu’on poursuit, ce sont seulement ceux qui peuvent créer un danger pour la sécurité publique.

Voilà la loi qui s’appliquait le plus naturellement aux chrétiens : elle fournissait, il faut l’avouer, un prétexte très plausible à ceux qui voulaient les poursuivre ; mais il y en avait d’autres qu’on pouvait aussi fort aisément tourner contre eux. « Nous sommes accusés, dit Tertullien, de sacrilège et de lèse-majesté : c’est là le point capital de notre cause, ou plutôt c’est notre cause tout entière[1]. »

  1. Tertullien ne veut pas dire qu’on reprochait expressément aux chrétiens ces différens crimes. Il nous apprend, nous le dirons plus tard, que la semonce, quand ils étaient condamnés, ne contenait aucun grief particulier. On ne les accusait que d’être chrétiens : ce mot voulait tout dire ; mais si on n’alléguait, dans les poursuites, ni la loi de majesté ni celle du sacrilège, au fond la sévérité des magistrats ne s’explique que par leur conviction que ces lois étaient violées, et par leur désir de les faire respecter.