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protesté contre elles. Les chrétiens ont soulevé des haines inexplicables que deux siècles et demi de souffrances résignées n’ont pu calmer. Les esprits les plus droits les ont défavorablement jugés, les âmes les plus douces leur ont été sévères, ils n’ont rencontré nulle part ni justice, ni pitié. Dans l’histoire des persécutions, il n’y a rien de plus surprenant que ce long égarement et cette cruauté obstinée d’une société qui était au fond si éclairée et si humaine. Cherchons-en l’origine et les causes ; essayons de savoir d’où ces sentimens ont pu naître, et ce qui les a si longtemps entretenus. — Il n’est pas sans utilité de nous donner quelquefois à nous-mêmes le spectacle de ces erreurs étranges et de ces préjugés tenaces pour nous tenir en garde contre l’opinion et nous apprendre à nous défier de ses jugemens.

Commençons par la haute société romaine, celle dont la littérature reflète d’ordinaire les goûts et les idées : le sentiment qui dominait chez elle à l’égard des chrétiens, c’était le mépris. On leur pardonnait difficilement la source d’où ils sortaient. Le dédain et la haine que les vieux Romains éprouvaient ou qu’ils affectaient d’éprouver pour les nations asiatiques, surtout pour les Juifs, devaient les mal disposer envers une religion qui tirait de là son origine. Quand les zélés de la synagogue de Corinthe traînèrent saint Paul devant le proconsul d’Achaïe, ils en furent très mal reçus. « C’est une querelle de Juifs, » répondit-il d’un ton hautain, et il refusa de les entendre. C’est ainsi que Léon X, au début de la réforme, quand on lui parlait des démêlés de Luther et de ses adversaires, se contentait de dire : « C’est une affaire de moines. » Qui pouvait croire que ces disputes de moines et ces querelles de Juifs changeraient le monde ! La société distinguée, les lettrés, les gens d’esprit, qui devaient être plus éveillés et plus perspicaces, s’en doutaient encore moins que les autres. Leurs impressions sont d’ordinaire trop vives pour être toujours justes, ils éprouvent des antipathies violentes pour des causes légères, ils sont esclaves des idées reçues ; ils n’ont pas le courage de se prononcer contre l’opinion commune et d’être seuls de leur sentiment ; enfin ils restent trop volontiers à la surface, ils se décident trop souvent sur les apparences pour bien discerner le mérite des personnes et l’importance des événemens.

Quand on connaît ces dispositions et ces faiblesses des gens du monde, on est moins surpris qu’ils aient eu tant de peine à rendre justice aux chrétiens. Ils les voyaient obscurs, pauvres, méprisés, se recrutant parmi les petites gens, « les foulons et les cordonniers, » se complaisant à discuter, non sous les portiques d’une académie, mais dans de misérables échoppes, avec des femmes, des affranchis, des esclaves. Ce n’était pas ce qu’il fallait pour plaire à ces esprits