Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/812

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques victimes imprévues ! Il y en avait précisément qu’on avait toujours sous la main, et qu’il était aisé d’atteindre et de frapper dès qu’on le voulait. C’étaient les chrétiens, livrés par une loi sans pitié à l’arbitraire des magistrats, dont le jugement n’exigeait ni enquête, ni témoins, ni délais, qu’on pouvait saisir, condamner et punir sans faire attendre l’impatience populaire. La tentation était trop forte pour qu’on y résistât toujours. Aussi Tertullien nous dit-il que c’était surtout pendant les jeux du cirque et de l’arène que le peuple réclamait le. supplice des chrétiens.

Ce qui est plus triste encore, c’est que les magistrats ne se montraient pas trop contraires à ces exigences. Le peuple, qui avait perdu tous ses droits politiques, ne conservait guère d’importance qu’au théâtre ; mais là il osait être mutin, bruyant, impérieux, il manifestait ses préférences, il indiquait ses volontés. Le plus souvent on cherchait à le satisfaire ; dans les grandes villes de province, où il disposait encore des fonctions publiques, ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux qui voulaient être édiles ou duumvirs. Les inscriptions nous apprennent que les magistrats ajoutaient souvent aux libéralités qu’ils faisaient à leurs concitoyens, à propos de quelque dignité qu’on leur avait conférée, des combats de gladiateurs ou des courses de chevaux, et l’on nous dit expressément que c’était sur la demande du peuple, petente populo. Quand la foule réclamait la mort de quelque chrétien célèbre, le magistrat ne résistait pas davantage ; peut-être même cédait-il plus vite, heureux de la satisfaire à si bon compte. Après tout un chrétien ne lui coûtait rien, tandis qu’il lui fallait payer cher les gladiateurs et les cochers. La trace de ces interventions populaires se retrouve fréquemment dans les Actes des Martyrs. Ce fut la population de Smyrne qui, poussée par les Juifs, demanda le supplice de saint Polycarpe. Le proconsul, qui voulait plaire, s’empressa de renvoyer prendre. Les jeux allaient finir quand on l’amena. Il fut interrogé dans l’amphithéâtre même, et le proconsul ne lui dissimula pas qu’il le sacrifiait aux emportemens de la multitude. « Satisfais au peuple, » lui disait-il ; à quoi le martyr répondait : « C’est à toi que je satisferai, si tu me commandes des choses justes. Notre religion nous enseigne à respecter les puissances qui sont instituées par Dieu. Quant à cette foule, je la crois indigne de rien faire pour elle. Il faut obéir au magistrat et non au peuple. » Cet interrogatoire solennel faisait partie des plaisirs qu’on offrait à la populace ; comme elle n’en voulait rien perdre, on plaçait le malheureux sur une estrade élevée (in catasta), pour qu’il fut exposé à tous les regards ; on le promenait ensuite devant cette foule entassée a comme dans une procession de théâtre. » Enfin, quand on