Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/829

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

particulièrement critique, c’est celui de l’incendie de Moscou, et il y a un homme à qui l’on a voulu faire remonter toute la responsabilité du désastre ; comme il le dit lui-même en son langage humoristique, le nom de Rostopchine « servit de refrain à l’incendie comme celui de Marlborough à la chanson. » Napoléon tout d’abord le dénonça comme l’auteur de sa ruine, les bulletins de la grande armée et les colonnes du Moniteur consacrèrent la gloire sinistre du nouvel Erostrate ; mais à ces affirmations, répétées par la plupart des écrivains, Rostopchine a opposé une sorte de dénégation : voilà pourquoi l’histoire, après avoir affirmé, en revient à douter. La question ainsi renouvelée prend l’attrait irritant d’un mystère : ce drame formidable de 1812 garde son côté énigmatique ; c’est pour ce double motif qu’on ne peut oublier Rostopchine, et qu’à chaque publication nouvelle le débat recommence sans laisser de repos à sa mémoire ni à notre curiosité.

Il y a d’autres raisons encore pour que rien de ce qui le concerne ne nous laisse indifférens : ce personnage, qu’une telle catastrophe eût suffi pour immortaliser, eût-il été le plus obscur des hommes, a joué, même avant 1812, un rôle considérable : il a grandi au milieu de la cour de Catherine II, il a été ministre de la guerre et des affaires étrangères sous Paul Ier. Après son exil volontaire de Russie, il a été notre hôte à Paris pendant les premières années de la restauration et a jugé sans contrainte les hommes et les choses de France. Sa correspondance constitue donc une source fort importante pour l’histoire de la Russie et de la France pendant près de trente-cinq années. Rostopchine était un grand original : par les lacunes et le brillant de son éducation, par les singularités de son esprit et de son caractère, il marque une époque dans le développement de la société russe ; il peut servir de type pour toute une génération de nobles et de boïars. Chez eux, la culture européenne était poussée aux derniers raffinemens ; mais l’homme intérieur ne semblait pas atteint par la transformation : si les dehors étaient français, le vieux fond moscovite restait intact. Ils demeuraient attachés aux vieilles idées, même aux superstitions nationales, dévoués au principe autocratique, entichés de leurs droits sur leurs paysans serfs, fermés à toutes les idées généreuses qui devaient faire leur chemin pendant le règne d’Alexandre, pleins de mépris pour les constitutions libérales et de haine pour les théories émancipatrices. Il suffit de comparer Rostopchine aux courtisans demi-barbares de Pierre le Grand et d’Elisabeth pour avoir une idée du progrès accompli ; il suffit de le comparer à un Nicolas Tourguénief pour avoir une idée du progrès qui restait à faire. Rostopchine tient à la fois à l’ancienne Russie et à la nouvelle ; il y a chez lui comme deux hommes qui se combattent, l’Asiatique et l’Européen ; les contrastes sont d’autant plus vifs chez