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tous les jours quelques nouvelles mauvaises qualités, et promet d’égaler Pierre le Cruel ou le tyran Denis de Syracuse. En allant visiter la maison de marbre où il logera, il a commencé par désigner une chambre froide au donjon pour y enfermer ses cavaliers qui tarderont un peu. Son parler est celui d’un homme de la lie du peuple… Je sais qu’il ne m’aime pas, car il déteste la vérité, mais il me craint parce que j’approche de son père (1795). »

Si Rostopchine est mécontent de la cour, il ne l’est pas moins de ce qui se passe à l’extérieur. Les faciles victoires de Perse et de Pologne ne l’éblouissent point ; il en augure un succès médiocre pour les guerres sérieuses de l’Occident. Il ne voit que la nullité des généraux, les pilleries des armées, l’oppression des vaincus. Toute cette gloire lui semble de mauvais aloi, et il s’inquiète de ce qu’il entrevoit de charlatanisme dans les chefs victorieux. « Les cruautés des Espagnols dans le Nouveau-Monde et des Anglais aux Indes ne sont rien en comparaison de notre philosophe militaire (Paul Potemkine, frère de l’ancien favori), qui s’est occupé à traduire l’Héloïse de Rousseau en faisant périr tous ceux qui possédaient des effets capables de tenter sa cupidité. » Rostopchine n’aime pas la Pologne ; elle reste pour lui « le pays ennemi, haineux de la Russie depuis six siècles ; » il représente les Polonais comme « rampans et n’aimant point à se battre ; » il s’irritera plus tard de voir Alexandre Ier leur octroyer une constitution qui leur fait un sort plus honorable que celui des Russes ; cependant à travers ses antipathies, on voit percer un certain fonds d’équité qui le porte à s’indigner de leurs souffrances. « On ne peut se faire une juste idée de nos troupes et de nos officiers : ce sont toujours les mêmes hommes, mais dénués d’âme, devenus plutôt voleurs de grand chemin que soldats. Je ne sais si vous êtes bien instruit des horreurs qui se commettaient à Varsovie. On enlevait des femmes à leurs maris et des filles à leurs pères sans que le droit de se plaindre leur fût accordé. Les paysans étaient pillés, poussés au désespoir, et les nobles se voyaient traités pire que leurs esclaves (1794). » — « En Pologne, les chefs ont dévasté le pays à la manière des Tartares, et semblaient avoir pris pour modèle ces mêmes Polonais lorsqu’ils venaient porter le fer et la flamme en Russie du temps des imposteurs (1796). »

On voit que les lettres de Rostopchine sur cette période de l’histoire russe sont une source de quelque valeur. A côté des documens officiels qui établissent la grandeur du règne de Catherine, voici des lettres familières qui en signalent les petitesses. On remarquera que, malgré une modération relative d’expressions, elles sont à peine moins vives contre elle que les pamphlets du XVIIIe siècle ; il faut tenir compte de cette circonstance, qu’elles portent sur