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Paul Ier. La publication de M. Barténief nous permet d’en saisir le progrès pour ainsi dire jour par jour. En 1792, le lieutenant Féodor Rostopchine, alors âgé de vingt-neuf ans, venait d’être nommé par Catherine II gentilhomme de la chambre et attaché au service du grand-duc Paul. Il était dès lors aussi enclin à la satire qu’au temps de sa bilieuse vieillesse. On ne petit dire si c’est par esprit de contradiction ou par une ambition bien entendue, plus prévoyante que celle du commun, qu’il se rapprocha du grand-duc ; peut-être fut-il attiré vers lui en voyant que tous, à l’exemple de sa mère, affectaient de le négliger et de le dédaigner. D’abord il avait eu pour le prince une sympathie médiocre : l’intrigue de Paul avec Mlle de Nélidof, l’espèce d’abandon où il laissait la grande-duchesse, répugnaient à la sévérité de principes du jeune chambellan. Celui-ci était en outre frappé de sa médiocrité d’esprit : la mauvaise fortune n’avait pas été pour Paul bonne conseillère ; dans cette sorte de dépendance et d’esclavage où on le tenait, c’était un despote qui grandissait. Rostopchine accuse l’ambassadeur d’Autriche, Esterhazy, d’avoir eu sur Paul une fâcheuse influence : « Il a tant prêché le despotisme et la nécessité de gouverner avec une verge de fer que Mgr le grand-duc a adopté ce système, et se conduit déjà en conséquence. On n’entend parler tous les jours que de ses actes de violence et de petitesse, qui feraient rougir un particulier. » À ce moment déjà, Paul avait distingué Rostopchine, mais « peut-on compter sur cela ? » dit avec quelque dédain le comte Féodor, et il trace de son futur maître ce portrait peu flatté : « On ne peut voir sans pitié et sans horreur tout ce que fait le grand-duc ; on dirait qu’il invente des moyens pour se faire haïr et détester. Il s’est mis en tête qu’on le méprise et qu’on cherche à lui manquer ; partant de là, il s’accroche à tout et punit sans distinction. Il a quelques centaines d’hommes sous ses ordres, et c’est avec cela qu’il s’imagine être le défunt roi de Prusse. Le moindre retard, la moindre contradiction, le mettent hors des gonds, et il s’emporte. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il ne répare jamais sa faute et continue à se fâcher contre celui à qui il a manqué… Il est continuellement de mauvaise humeur, la tête pleine de visions, entouré par des gens dont le plus honnête peut être roué sans être jugé. Il croit voir partout les branches de la révolution. Il trouve des jacobins partout, et l’autre jour quatre pauvres officiers de ses bataillons ont été mis aux arrêts, parce que leurs queues étaient un peu courtes, — raison pour leur supposer un esprit de rébellion. » Est-il étonnant que Rostopchine, comme il le dit lui-même, s’éloigne autant que possible de la faveur d’un tel homme ? Pourtant il s’indignait de voir l’héritier du trône humilié par les favoris de l’impératrice et par les favoris des favoris. Les douze gentilshommes de la chambre