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De lieutenant il devient général : il est un favori dans le sens propre du mot, car on ne mesure pas à ses capacités les grâces dont on le comble : décorations, charges, ministères, dons de terres et de paysans pleuvent sur lui, et Paul Ier, dans ses lettres-patentes, paraît prendre plaisir à accuser le caractère « gracieux » de ces récompenses. Sous le titre d’aide-de-camp général, il est réellement le ministre de l’empereur, d’abord pour la guerre, ensuite pour les affaires étrangères. Le maître et le serviteur se ressemblent en plus d’un point : tous deux fantasques et capricieux, et leur double originalité plus d’une fois les met aux prises. Rostopchine est, comme le tsar, passionné pour le bien public, la grandeur de la Russie, fanatique de l’honneur national ; mais Paul a un certain fonds de bonté native qui n’apparaît point chez Rostopchine. Il eut d’admirables élans de cœur, tandis que le favori n’eut que des boutades. Il y avait plus de magnanimité de sa part que de celle du comte Féodor à pardonner aux favoris de Catherine. Rostopchine n’aimait point la Pologne : Paul se sentit ému pour elle, il pleura dans la prison de Kosciuszko, il entrevit peut-être ce qui échappait au comte moscovite : le lien de fraternité qui unissait les deux nations slaves et que brisèrent les fatalités historiques. Quand le tsar devint l’allié du premier consul et qu’on parla d’envoyer une armée française en Orient, il eut une noble inspiration : il demanda que le commandement en fût confié à Masséna, le vainqueur de Zurich. Tous deux, dans cette cour peuplée d’Allemands, ils étaient, comme le dit Michelet, les vrais Russes : ils personnifiaient à merveille le caractère russe de cette époque dans ce qu’il avait d’incomplet et de grand ; mais Paul semble avoir eu, plus que le comte Féodor, un sûr instinct des véritables intérêts nationaux. Ce qui troublait la clairvoyance de Rostopchine, c’était sa haine passionnée pour la France, tandis que Paul montra qu’il était capable de comprendre et d’admirer nos grands hommes de la révolution. L’ami de Voronzof, en haine de la France, fut prêt un moment à livrer aux Anglais l’empire des mers, l’Indoustan et les îles de la Méditerranée, sacrifiant ainsi sans retour le grand avenir de la Russie en Orient : « Si la cour de Londres a en vue les possessions des Français et des Hollandais aux Indes, ne sera-t-elle pas deux fois plus riche et plus puissante après la guerre qu’elle ne l’était avant ? Ayant Gibraltar et l’empereur étant maître de Malte, après avoir détruit la marine française et espagnole, ne sera-t-elle pas la maîtresse du commerce du Levant ? » Paul n’eut point cette faiblesse : c’est surtout pour refréner les convoitises britanniques, protéger les petits états maritimes, qu’il se rapprocha de Bonaparte. C’était une politique excellente, car tout en contenant les Anglais par Bonaparte, il