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« Il paraît, dit-il en 1794, que les succès des Français dépassent ceux des années précédentes. Il serait bien malheureux s’ils parvenaient, en changeant de système et de conduite dans les pays conquis, à faire goûter leurs principes détestables et capables de produire un bouleversement total dans l’ordre social. Ils connaissent trop bien leurs forces et sont trop enhardis pour renoncer à la propagation du désordre universel ; d’ailleurs leurs prétendus législateurs ou délateurs réciproques sont intéressés à occuper l’esprit du peuple par le danger de la guerre et à tenir les armées éloignées de la patrie où elles pourraient s’ériger en maîtresses. Comme ils suivent la marche des Romains, ils se souviennent sûrement des Sylla et des Marius. La guillotine vaut bien le roc tarpéien et empêchera quelques gueux, plus hardis que leurs compagnons de crime, d’aspirer au commandement de la nation, du moins pour quelque temps, car ils sont toujours Français. »

Rostopchine, si perspicace dans sa passion, prévoit dès 1794 l’hypothèse d’une usurpation militaire. Cinq ans après, l’un de ces gueux que la crainte de la guillotine, à son avis, tenait seule en respect, apparut sur la scène du monde. Bonaparte se révéla. « Je ne sais ce que vous pensez de ce retour de Buonaparte en France, écrivait Rostopchine à Voronzof ; mais je voudrais que cela fût. L’armée laissée en Égypte serait la victime des habitans ou une victoire aisée pour les Turcs, et Buonaparte, après le dessein de se défaire de lui, ne pourra jamais se résoudre à servir ses bourreaux et préférera peut-être de produire une révolution en France, soit en faveur de la royauté, soit en faveur de lui-même. » Ainsi, avant même que la nouvelle du débarquement de Fréjus soit confirmée, Rostopchine se sent pris d’intérêt pour Bonaparte. Peut-on savoir ce qui l’attire vers l’homme qui devait faire tant de mal à la Russie comme à la France ? Est-ce cette apparence de grandeur héroïque qui séduisit l’âme généreuse de Paul Ier ? Non, ce qu’il aime chez le séditieux général, c’est qu’il a trahi une armée française qui périra sous le sabre turc, c’est qu’il devine en lui un de ces gueux qui ont l’étoffe d’usurpateurs, c’est qu’il lui sait gré par avance de la violation de son serment et de la confiscation de nos libertés.

Bonaparte n’a pas trompé l’espérance de Rostopchine. Le gueux grandit, et le comte Féodor sent grandir son enthousiasme pour lui ; mais ce revirement ne comporte aucun retour de sympathie, ni pour les Français, dont « l’amour pour la liberté, après leur avoir coûté 2 millions d’hommes, les a rendus esclaves d’un étranger, » ni pour la révolution que, — plus rassuré, — il compare à « une insurrection des Petites-Maisons, » ni même pour Bonaparte, qui n’est encore pour lui qu’un « grand aventurier. » En 1803, Bonaparte usurpateur gagne encore dans son estime ; il s’intéresse à ses