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des calomnies dont on a voulu le flétrir, jusqu’à prétendre qu’il « avait été vendu aux Français et avait reçu une vaisselle d’or de Bonaparte. » Quand il parle du régicide, on s’attendrait à un cri du cœur, à un rugissement de colère et de douleur, on trouve une oraison funèbre froide, contrainte, avec des réticences singulières ; les ennemis de Paul Ier auraient pu y souscrire. Est-ce donc l’empereur seulement, et non pas Paul Pétrovitch que Rostopchine a aimé ? — « Je ne vous ai rien dit dans cette longue lettre de feu l’empereur : trente bienfaits répandus sur moi pendant un règne de quatre ans me ferment la bouche en remplissant mon âme d’une reconnaissance éternelle. D’ailleurs mon éloge sur ses bonnes qualités pourrait être suspect. L’histoire ne le jugera que trop sévèrement ; mais ce que je peux attester, c’est que ce souverain, avec tous les moyens de régner glorieusement et de se faire adorer, n’a jamais goûté un seul instant de bonheur et a fini tout aussi malheureusement qu’il avait vécu. » Du moins il reste fidèle à cet empereur si malheureux, qui semble marqué dès sa naissance pour l’infortune, humilié comme prince héritier, menacé comme souverain, frappé moins pour ce qu’il faisait de mal que pour ce qu’il méditait de bien, puni par de féroces oligarques de ses sympathies pour la France et de sa généreuse compassion pour la Pologne. — Le favori du père ne fut jamais celui du fils.

Dans son exil de Voronovo, nous le voyons, pendant près de onze années, uniquement occupé de l’administration de ses biens, de l’éducation de ses fils et de ses filles. Cet homme si sec et si caustique, qui semble n’avoir jamais aimé personne, aimait du moins passionnément sa femme et ses enfans. Cette âme inquiète et malade connut le bonheur domestique. On ne peut s’attendre que dans son administration domaniale il ait été tourmenté par ces idées de réforme sociale, ces scrupules humanitaires, ces nobles aspirations dans tant de propriétaires d’esclaves commencèrent à se préoccuper vers cette époque. Nicolas Tourguénief devait formuler énergiquement ce desideratum de la conscience russe. Rostopchine était trop de la vieille école pour être accessible à ces rêveries philanthropiques. Son petit-fils avoue que le comte Féodor « ne croyait pas à la possibilité, au moins immédiate, de l’émancipation. » Bien plus, il en repoussait l’idée avec colère, comme nous le voyons dans une lettre au prince Titsianof. Le fils d’Arthur Yung est venu le visiter à Voronovo et lui a fait entendre qu’il travaillait à un projet d’amélioration du sort des paysans. Dès lors il n’est plus aux yeux du comte qu’un émissaire de Pitt : « la Russie leur est à charge à tous ! Or c’est son mode de gouvernement qui fait toute sa force ; changez-en le ressort, au lieu d’une magnifique horloge, vous n’avez plus qu’un coucou. » Il ne désirait pas