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surtout le souci de l’opinion, qu’il voulait éviter de diviser, et il en disait la raison sans déguisement, un jour que M. Depretis la lui demandait, — « afin que la nation soit unanime, si une occasion se présente de racheter nos destinées par un effort énergique. » Il ne voulait ni diviser l’opinion, ni laisser les partis compromettre la bonne renommée du pays par des vexations inutiles, et lorsqu’on proposait de soumettre tous les clercs sans exception, tous les élèves des séminaires au recrutement militaire, il s’y opposait sans hésiter. « Votre proposition sera regardée à l’extérieur comme un acte révolutionnaire… Eh bien ! dans la condition présente des choses, je considère comme un grand mal tout acte qui pourrait être représenté au dehors comme une mesure révolutionnaire. » Précisément parce que c’était un politique poursuivant sans préoccupations banales la réalisation d’une pensée supérieure, il n’avait aucune peine à rester modéré, à dédaigner les excitations des partis. Génie tolérant et pratique avant tout, il ne croyait pas nécessaire de prodiguer les violences de langage, de blesser à tout propos les susceptibilités du clergé ; il mettait au contraire de l’art à le gagner aux réformes qu’il lui imposait, à le séduire, et il réussissait, témoin cette circonstance où le général d’un ordre religieux arrivant de Rome restait abasourdi de l’accueil qu’il avait reçu auprès de lui, et Cavour disait en souriant : « Ce frère est allé en sortant de chez moi à l’évêché, qui ne l’a pas certainement reçu comme je l’ai accueilli. Il fera la comparaison, il retournera à Rome, il racontera ce qui lui est arrivé, et, s’il veut être de bonne foi, il dira que je ne suis pas ce ministre persécuteur, cet homme diabolique qu’on se figure à Rome. » Il n’y mettait peut-être pas tant de calcul ; il agissait ainsi tout naturellement, comme il distribuait sans bruit, sans ostentation, des secours aux prêtres malheureux qui s’adressaient à lui. Quelquefois le matin, puisant dans sa bourse aussi souvent que dans la pauvre escarcelle de l’état, il préparait avec un de ses collaborateurs les petits subsides que quelques ecclésiastiques attendaient, et il répétait en se frottant gaîment les mains : « Ah ! si ces messieurs de la gauche nous voyaient occupés à faire ces belles choses ! »

C’est que dans le fond de sa nature Cavour était un esprit libre, il n’avait rien d’un vulgaire esprit fort se faisant un jeu des croyances dans lesquelles il était né, et il en avait donné une preuve curieuse, longtemps inconnue. Sept ans avant sa mort, au plus fort de ses luttes pour la loi des couvens, pendant une épidémie meurtrière qui désolait Turin, Cavour avait pris ses précautions pour n’être pas exposé, s’il était frappé, aux scènes douloureuses qui avaient accompagné l’agonie du comte Santa-Rosa. Il avait voulu