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tour enlevé. Aux vérités déjà tristes, la rumeur publique ajoutait ses exagérations, et les prophètes de malheur qui avaient combattu l’expédition triomphaient déjà de ce qu’ils appelaient plus que jamais l’entreprise « insensée. » Cavour suivait les événemens avec anxiété, écrivant à La Marmora : « Nous nous réunissons souvent, et on parle toujours de toi. Nos vœux et nos pensées te suivent dans la campagne glorieuse, mais difficile, où ton dévoûment au pays t’a conduit. » Il ne doutait pas du résultat, il commençait à trouver que les jours et les mois étaient longs ; il avait des inquiétudes qu’il épanchait familièrement, un dimanche, sous les arbres de Santena, où il était allé avec sir James Hudson, Rattazzi, Minghetti, Massari. « Je le savais, disait-il ; quand j’ai conseillé au roi et au pays cette grande entreprise, je pensais bien que nous rencontrerions de grosses difficultés, que nous aurions de dures épreuves ; mais cette guerre que nous font les maladies m’alarme : c’est une méchante complication. Il ne faut pourtant pas se décourager. Maintenant que nous nous sommes jetés à corps perdu dans la lutte, il est inutile de regarder en arrière. Je sais que Rosmini, en mourant, a exprimé le pressentiment que les puissances occidentales vaincraient. Je l’espère, moi aussi, je le crois. C’est égal, nous traversons une mauvaise phase. » Et ceux qui l’écoutaient remarquaient chez lui ce dramatique, ce patriotique conflit de l’inquiétude de l’homme sérieux et de la confiance qui ne l’abandonnait jamais.

Cavour touchait réellement, ce jour-là, à ce moment unique de la vie où tout dépend d’un événement heureux ou malheureux, où un ministre qui a joué avec la fortune n’a d’autre alternative que d’être perdu et honni comme un aventurier ou d’être un grand homme. Eût-il échoué, il est vrai, ce qu’il avait tenté n’avait rien de vulgaire et n’aurait pu en aucun cas passer pour une aventure ; mais il était de ceux qui réussissent parce qu’ils savent mériter de réussir, parce qu’ils joignent la sûreté à la hardiesse dans leurs combinaisons, et, lorsqu’il semblait lui-même encore incertain, il était sur le point de voir sa politique sortir victorieuse de l’épreuve, recevoir coup sur coup toutes les satisfactions, toutes les consécrations du succès.


III

La première satisfaction était cette simple et laconique dépêche que Cavour recevait le lendemain de la bataille du 16 août 1855 : « Ce matin, les Russes ont attaqué les lignes de la Tchernaïa avec 60,000 hommes. Notre mot d’ordre était roi et patrie. Vous saurez ce soir par le télégraphe si les Piémontais étaient dignes de se battre