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n’avait pas revu depuis 1852 et où il reparaissait en négociateur de l’alliance avec la France, en ministre tout-puissant et heureux, en personnage politique recherché et séduisant. Il passait des Tuileries, où il avait affaire aux maîtres du jour, chez Mme de Circourt, où il se rencontrait avec des représentans des partis vaincus. « Depuis six heures du matin jusqu’à deux heures après minuit, écrivait-il, je suis toujours en mouvement ; je n’ai jamais eu une vie si agitée, et jusqu’ici avec peu de fruit ; patience ! .. Le roi est fort bien et de la meilleure humeur. Aujourd’hui grande revue, demain bal à l’Hôtel de Ville, et jeudi départ. J’envoie à Cibrario le programme du séjour en Angleterre : il n’est pas divertissant. Quand je ferai valoir mes droits à la pension de retraite, j’espère que le voyage actuel me sera compté comme une campagne… J’ai vu Thiers, il approuve la guerre, mais il voudrait maintenant la paix. Il désespère de son parti et presque du régime parlementaire. Cousin s’est fait fusioniste… Je me suis trouvé avec Montalembert, et, malgré le peu de sympathie réciproque, nous nous sommes serré la main. J’ai vu aussi le nonce, à qui j’ai dit que nous désirerions un accord sur la base du système français ; il a fait semblant de ne pas comprendre… » Cavour voyait beaucoup de monde, il voyait tous les mondes parisiens, et même il regrettait parfois de ne pouvoir se dérober au tourbillon officiel des visites et des réceptions pour aller le soir s’égayer au spectacle des « nymphes de ballet. » A travers toutes les diversions cependant, il ne se détournait pas de l’essentiel, de l’objet fixe de ses préoccupations, et c’est alors, dans ses entretiens avec l’empereur Napoléon III aux Tuileries, que pour la première fois il entendait une parole destinée à être le prélude de bien des événemens : « que peut-on faire pour l’Italie ? » Ce n’était peut-être encore qu’un mot banal, un vague témoignage de sympathie ou de courtoisie ; mais celui qui recueillait ce mot, au mois de décembre 1855, n’était pas homme à le laisser tomber, et si le voyage du roi Victor-Emmanuel à Paris et à Londres ne pouvait porter des fruits immédiats, il restait du moins comme la marque de la situation nouvelle du Piémont. Il ressemblait à une sorte de préparation ou de prologue d’une victoire morale plus sérieuse que la politique de Cavour était sur le point d’obtenir au congrès de Paris, à la faveur des négociations générales qui allaient rendre pour le moment la paix à l’Europe.

Je ne veux que rappeler sommairement les faits. La guerre avait été jusque-là circonscrite en Orient. La prise de Sébastopol, au 8 septembre 1855, avait terminé réellement la campagne de Crimée, et depuis cette sanglante et glorieuse action militaire, l’hiver avait été le prétexte d’une suspension tacite d’hostilités. Il s’agissait maintenant de savoir si la guerre se rallumerait plus violente, sur