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la différence n’était pas seulement dans le degré de culture, elle était dans le principe, dans la nature même de la civilisation. Aussi entre l’un et l’autre, après comme avant l’émancipation, l’intervalle reste-t-ii si grand, qu’aux yeux de l’observateur ils semblent moins former deux classes que deux peuples superposés.

De ces deux hommes, du mougik et de son ancien maître, l’un est entièrement étranger à l’Europe, l’autre lui est presque familier. C’est ce dernier que nous étudierons d’abord. La France, l’Allemagne, l’Italie l’ont souvent reçu, elles l’ont vu comme voyageur, comme homme du monde ou homme de plaisir. L’Occident connaît le noble russe et ignore presque absolument la noblesse de Russie. De l’institution et du corps de la noblesse, de sa valeur politique, l’Occident ne sait rien. Sous ce rapport, le premier ordre de la société russe n’est guère mieux connu, guère mieux compris de l’Europe que le paysan lui-même : nous n’en savons ni la fonction dans le passé, ni le rôle dans le présent, et sommes ainsi hors d’état d’en augurer l’avenir ; nous ne savons quelle place la noblesse occupe dans la nation et dans l’état, quelles prérogatives lui concèdent la coutume ou la loi, quelles perspectives lui réserve le développement normal de la Russie. On parle beaucoup en Europe aujourd’hui de démocratie et d’aristocratie ; dans notre France même, rendue plus curieuse de l’étranger, les partis ou les écoles interrogent souvent à ce point de vue les autres nations. On se plaît à chercher dans des exemples plus ou moins fidèlement présentés des argumens en faveur de thèses le plus souvent arrêtées d’avance. Quelles leçons la Russie peut-elle à cet égard offrir à l’Europe ? Vers quelle pente incline cette société, par tant de traits si dissemblable de la nôtre ? Peut-elle longtemps se retenir sur le versant où se laisse peu à peu glisser tout l’Occident ? Y a-t-il en Russie une force aristocratique capable de devenir un jour un ressort politique, capable d’être un appui ou un frein pour le trône ou pour le peuple ? Dans ce siècle où tout marche si vite, de telles questions ont beau paraître prématurées, elles se présentent naturellement à l’esprit inquiet des destinées de l’Europe et de la civilisation.


I

Il existe en Russie une noblesse (dvorianstvo). La loi la place en tête des ordres de l’état, mais cette noblesse n’a ni les mêmes origines ni les mêmes traditions que ce que nous appelons du même nom en Occident. Le dvorianstvo russe, la classe cultivée héréditaire, disait récemment un noble écrivain[1], est une institution

  1. Le général Fadéief : Rousskoé obchtchestvo v nastoiachtchem i boudouchtchem.