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plus simple expression. Encore n’exigeait-on qu’une manière de traduire en actes ce serment : elle consistait à frapper bien fort sur les infidèles, à leur faire le plus de mal possible, à brûler et piller leurs villes toutes les fois que l’occasion s’en présenterait et à délivrer les frères captifs ; d’ailleurs liberté et égalité absolues. Quand une expédition paraissait nécessaire ou agréable, on se réunissait en assemblée générale dans une des nombreuses îles qui se trouvent en aval des rapides du Dnieper. Tout le monde pouvait prendre la parole. Dans ces assemblées houleuses, l’orateur qui montrait le plus de décision et d’expérience était élu chef par acclamation, et la troupe tout entière, accompagnée de ses kobzars, entreprenait sa petite croisade ; puis, l’expédition terminée, le chef redevenait l’égal de ses compagnons d’armes.

Les Cosaques sédentaires avaient une organisation analogue à la sitch, mais un peu moins instable. Ils se groupaient librement en setnias (centaines) qui, groupées à leur tour, formaient des régimens commandés par des atamans. Dans les grandes circonstances, ils se réunissaient en une assemblée, sous la présidence d’un kochovy, nommé aussi à l’élection.

Nous voilà, théoriquement au moins, en présence du gouvernement idéal. La république de l’âge d’or semble s’être réalisée dès le XVIe siècle dans ces belles plaines. Mais l’idéal et la vie réelle sont deux. Quand on est sage et honnête, c’est beaucoup, — seulement on risque d’être mangé par ses voisins, si l’on n’est pas assez fort pour se défendre. Il n’a peut-être manqué à l’Ukraine, pour vivre indépendante, que d’avoir une décentralisation moins complète, un centre de gravité plus solide, — quelque chose, en un mot, de ce que nous appelons l’état. Il faut avouer aussi que l’Ukraine était dans une position bien précaire. Privée de frontières définies, exposée par conséquent à tous les empiétemens, elle était menacée par trois puissans voisins : la Turquie mahométane, la Pologne catholique et la Russie. Elle lutta désespérément pour conserver sa liberté. Si quelqu’un avait pu la sauver, c’eût été son hetman Bog-dan Khmelnitsky[1], homme d’un remarquable esprit politique, qui essaya de battre les Polonais par tous les moyens : il parvint même à obtenir de la Turquie un corps de troupes auxiliaires qui combattirent sous ses ordres.

Malgré tout, les Polonais occupaient presque toute la rive droite du Dnieper : pour sauver la rive gauche, il fallait choisir un maître. Khmelnitsky hésita quelque temps entre les Turcs et les Russes. Préférer les Turcs aux Polonais, les païens à des chrétiens ! Réso-

  1. Nous écrivons ce nom comme il se prononce. L’orthographe polonaise Chmielniecki ne peut qu’induire en erreur les lecteurs français sur la prononciation véritable.