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province lointaine. Le pouvoir de ce monarque est d’ailleurs prodigieusement étendu : il peut mettre en campagne 300,000 ou Û00,000 hommes. Il ne va jamais à la guerre de sa personne avec moins de 200,000 soldats. Sur les frontières de la Livonie, il laisse 40,000 hommes, 60,000 font face à la Lithuanie, 40,000 autres tiennent en respect les Tatars Nogaïs. Et cependant jamais on ne voit en campagne ni chef de famille ni marchand. L’armée se compose presque tout entière de cavalerie. Si le grand-duc admet dans ses rangs quelques hommes de pied, ce n’est que pour le service de l’artillerie et le service des routes. Ces fantassins sont au nombre de 30,000. Les cavaliers sont munis d’arcs à la façon des Turcs et, comme les Turcs, portent les étriers courts. Pour seule armure, ils ont une cotte de mailles avec un morion sur la tête. Quelques-uns dissimulent en outre leur cotte de mailles sous une robe de velours ou sous un somptueux vêtement de drap d’or. Le duc surtout déploie, quand il part pour la guerre, une splendeur incroyable. Sa tente est recouverte de drap d’or et d’argent, et ce drap est encore enrichi de maintes pierres précieuses. J’ai vu les tentes du roi d’Angleterre et celles du roi de France ; elles sont belles sans doute, mais non pas comparables à la tente du duc. Quand les nobles de ce pays vont visiter les pays étrangers ou reçoivent en Russie des visites étrangères, ils tiennent à se montrer avec le plus grand éclat. En toute autre occasion, le duc lui-même affecte une grande simplicité. Pendant que j’étais à Moscou, il envoya deux ambassadeurs au roi de Pologne. Ces ambassadeurs étaient accompagnés d’au moins 500 cavaliers. Leur magnificence dépassait toute imagination ; hommes et chevaux ne semblaient former qu’une masse de drap d’or et d’argent ; habits et harnachemens ruisselaient de perles.

« Sur le champ de bataille, — la chose est certaine, — les Russes ne savent garder aucun ordre. Ils chargent en troupes, mais en réalité livrent rarement bataille ; généralement ils se contentent de harceler l’ennemi. Je ne crois pas qu’il existe sous le soleil d’hommes plus durs aux intempéries. Aucun froid ne semble avoir le pouvoir de les incommoder. Ils passent deux mois en campagne, dans une saison où la glace a un mètre d’épaisseur, et le soldat, sans tente, dort à la belle étoile. Le seul abri dont le soldat russe fasse quelquefois usage consiste dans une feuille de feutre. On dresse ce feutre du côté du vent. Quand la neige tombe, on l’abat, puis on allume du feu et chacun se réchauffe de son mieux à la braise. Chaque homme doit porter un mois de provisions pour sa personne et pour son cheval. Le soldat se nourrit de farine d’avoine délayée dans de l’eau ; le cheval, quand on n’a plus rien autre à