Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parole. A peine avisé de la désastreuse découverte, il s’était empressé d’en faire part à George Killingworth, et George de son côté en avait transmis de Moscou la nouvelle à Londres. « La compagnie pouvait envoyer prendre dans le havre de la Varsina, à quelques lieues à l’orient de Kégor[1], les deux navires anglais, les cadavres de ceux qui les avaient montés et la majeure partie des marchandises fort heureusement échappées au pillage. » Au moment où cette lettre parvenait à sa destination, l’Edouard-Bonaventure, le Philippe-et-Marie, rentrés dans la Tamise, se préparaient déjà pour une troisième campagne. Sur les informations données par Killingworth, on mit en supplément à bord de ces navires des maîtres et des matelots destinés à ramener en Angleterre les deux vaisseaux restitués à la compagnie. Les tristes prévisions de sir Henry Sidney s’étaient réalisées : dans l’entreprise si longtemps méditée par Sébastien Cabot, les intéressés avaient mis quelque argent, les marins avaient joué leur vie ; près des deux tiers l’avaient perdue. Que de deuils dans ces quelques mots ! En pareille occurrence, les chefs seuls ont la chance de revivre tôt ou tard pour la postérité. Les autres meurent sans nom ; mais on s’abuserait étrangement si l’on croyait que leur mort n’a pas fait aussi couler quelques larmes. A tout ce qui tombe répond sur cette terre un gémissement. Nothing dies but something mourns. Nous l’oublions trop quand nous racontons des batailles, des naufrages ou des catastrophes comme celle qui atteignit en 1554 les deux vaisseaux de Willoughby.

Sébastien Cabot ne voyait que le succès déjà obtenu ; il ne voulait pas songer au prix dont il avait fallu le payer. Loin de renoncer à son premier projet, il s’y opiniâtrait, le reprenait au point où l’avait conduit l’Edouard-Bonaventure et recommandait encore à Killingworth, le marchand drapier de Londres, « de s’enquérir de la façon dont on pouvait passer de Russie par terre ou par mer au Cathay. » Il faisait plus, il confiait à Stephen Burrough le soin de reconnaître les ports de la côte de Norvège, la baie Saint-Nicolas, le pays des Lapons et celui que les Samoïèdes habitaient, disait-on, sur les bords de l’Oby.


E. JURIEN DE LÀ GRAVIÈRE.

  1. Kegor, — aujourd’hui Baie de Vaid, — près de la pointe Kekowski et du cap Nametzki, est une petite baie d’un mille environ de profondeur, jadis très fréquentée par les pêcheurs de la côte de Laponie. Stephen Burrough y mouilla le 30 juin 1557. La latitude du, cap Nametzki est de 69° 58’, la longitude 29° 34’ est.