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le tintamarre éclate de plus belle. Deux processions opposées viennent du camp ou y retournent en passant devant le comptoir du cantinier ; elles forment deux queues tumultueuses et interminables. Ceux qui viennent ont le bidon vide et le tendent avec impatience en poussant des imprécations. Ceux qui s’en retournent en criant : Place ! ont le bidon plein et vomissent des blasphèmes contre les fâcheux qui ne se hâtent pas de s’écarter. Malheur aux passans si une goutte de vin est perdue ! Autour de la cantinière marivaude un cercle de jeunes caporaux ; tous les yeux font feu sur elle, et elle répond quelquefois du coin de l’œil. Le mari s’en doute et voudrait bien protester, mais les affaires ! La cantinière attire les pratiques ; il ne convient donc pas d’être jaloux.

Aussi plusieurs de ces croquis n’ont-ils d’autre intérêt pour nous que le talent du dessinateur ; on sent qu’il a vu et bien vu ce qu’il crayonne si vivement : les groupes de soldats se disputant les prix de saut, suspendus aux lèvres des virtuoses ou paradant devant les spectateurs, tandis que d’autres, les solitaires, assis au bord du fossé, tourmentent la vase ou le gravier du fond avec une verge de saule, ou couchés ventre à terre, le cou dans l’herbe, la joue dans la main, plongent leurs yeux avec extase dans le bleu du ciel. Il y a aussi les épistoliers, car tout le monde apprend à écrire à l’armée ; ils s’asseoient dans l’herbe, le havre-sac sur leurs genoux, déploient une feuille de papier illustrée, non d’un chiffre, qui ne serait pas compris, mais d’une petite image figurant un soldat qui part pour le champ d’honneur, ou d’un grand cœur transpercé d’une flèche. Ils prennent une vieille plume rouillée et la pressent contre l’éponge d’un encrier à sec. Après quoi, lorsqu’ils ont passé et repassé la paume de la main sur le papier blanc, allongeant et retirant le cou à plusieurs reprises, ils gribouillent de grands mots tordus, tirent de longs jambages qui serpentent, non sans lever les yeux de temps en temps, comme pour demander au ciel l’inspiration de telles paroles, de telles phrases qu’ils ne se rappellent plus, mais qu’ils ont lues pour sûr (ils le jureraient) dans un livre imprimé, ils ne savent plus lequel.

La Marche nocturne que décrit M. de Amicis n’a rien de particulièrement italien ; elle intéresse pourtant par l’exactitude et la gaîté des détails. Il souffle une acre bise d’automne ; le régiment aligné, l’arme aux pieds, attend le signal du départ. Les soldats courbés, frileux, la mine aigre et rechignée, les mains dans les poches, laissent tomber leurs fusils sur leurs bras. Au lieu du babil ordinaire, si vif et si allègre, on n’entend que des chuchotemens rares et hargneux ; on ne voit que les petites lumières pendues aux fusils et éclairant quatre ou cinq figures pleines de sommeil. Le tambour a roulé, le régiment s’ébranle : les lanternes vont deux à deux sur