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soldats obéirent au commandement, les paysans reculèrent. — En avant ! — cria de nouveau Cangiano ; les paysans ne remuèrent pas. Il fit un pas vers eux ; les pauvres gens se sauvèrent, les soldats durent s’élancer à leur poursuite et les ramener violemment, les tirant par les bras, les poussant à grands coups d’épaule et les menaçant même de leurs fusils. Au moment d’entrer, les campagnards se débattirent des pieds et des mains, comme si on les traînait au supplice. — Abaissez les baïonnettes ! — commanda le lieutenant, qui en même temps saisit un homme par le milieu du corps et le jeta dans l’église. Les soldats avaient abaissé leurs baïonnettes : — Vous voulez donc nous faire mourir ! — hurlaient les villageois désespérés. — Nous mourrons tous ! répondaient résolument les capotes grises. — Les corps étaient dans un tel état de décomposition, qu’on ne pouvait songer à les relever avec les bras ; il fallut casser les bancs de l’église, glisser deux petites planches sous chacun des cadavres et soulever ainsi ces poids fétides en retournant la tête, car un fossoyeur de profession n’aurait pu les regarder. On fit un grand bûcher avec tout ce qu’on put trouver de bois dans les maisons : quantité de tables, de chaises, de volets y passèrent. Après cette crémation forcée, il ne resta plus un seul cadavre dans le village : plus de soixante morts étaient enterrés ou brûlés. Arrivèrent bientôt après des vivres, des médicamens, de l’argent et tous les secours possibles ; le soir même, l’aspect de Campofranco était changé ; les fuyards étaient revenus, le conseil communal fut bientôt à son poste. Voilà donc un village sauvé par la troupe italienne : on en pourrait citer beaucoup d’autres ; mais il est temps de s’arrêter. Est-il nécessaire de faire ressortir tout ce que ce simple récit nous apprend sur l’état politique, économique, social et moral du pays ? On voit ce que les anciens régimes avaient fait d’une île qui fut longtemps le grenier de l’Italie, et d’un peuple qui peut défier aujourd’hui par la fierté, la chaleur, le courage et même par l’activité littéraire les mieux doués du continent. Tenons-nous à un dernier fait qui établit l’authenticité de tous les autres. On sait que les Siciliens ont horreur de la conscription ; on comptait autrefois ceux qui n’étaient pas réfractaires. Ils se présentèrent presque tous à la levée après le choléra de 1867. Cependant, lors de l’épidémie, l’opposition interpellait le gouvernement sur l’armée colossale qu’il tenait sur pied aux frais du peuple et contre le peuple. — Croit-on par hasard, pérorait un orateur, civiliser le pays avec des baïonnettes ? Et ne vaudrait-il pas mieux transformer en hôpitaux toutes ces casernes de fainéans ?


MARC-MONNIER.