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musical. Ces locutions à moitié fausses ne passent que parce qu’elles sont à moitié vraies. Le génie, si profondément différent de l’instinct, lui ressemble cependant en ce point que, comme lui, il est une puissance inventive. Ces petits animaux dont parle M. Flourens[1] et qui, rapprochés des mamelles, tettent, même avant d’être entièrement sortis du sein de leur mère, ce sont des inventeurs : ils découvrent en une seconde comment il faut s’y prendre pour se nourrir. M. Ch. Darwin dit avec une irréprochable justesse : « Si Mozart, au lieu de jouer du piano à l’âge de trois ans avec fort peu de pratique, eût joué un air sans pratique aucune, on aurait pu dire réellement qu’il le faisait par instinct[2]. » Pourquoi ne le peut-on pas ? Parce que le génie, qui a besoin de pratique et d’éducation, est une puissance inventive intellectuelle, tandis que l’instinct qui improvise, ou à peu près, l’action compliquée de teter, est une puissance inventive aveugle. Mais, éliminez les différences, il reste une énergie originale, une force créatrice de part et d’autre. Cette ressemblance ne justifie nullement la littérature matérielle qui violente la langue ; elle sert du moins à saisir ce premier trait essentiel de l’instinct, qu’il est un pouvoir d’inventer.

La confusion de l’habitude avec l’instinct est plus fréquente, apparemment, parce, que l’analogie est encore plus grande. Comment sans cela des observateurs sérieux auraient-ils été tentés de réduire l’instinct à l’habitude ? et comment le proverbe qui fait de l’habitude une seconde nature aurait-il gardé l’autorité d’une maxime vraie ? Il faut évidemment que l’un des deux phénomènes reflète l’autre avec quelque fidélité. Et en effet l’habitude est bien l’image de l’instinct ; mais ce n’est pas parce qu’elle n’arrive qu’avec le temps et l’exercice à la soudaineté, à la précision, à l’aisance des actes, tandis que l’instinct y atteint du premier coup, car c’est là au contraire leur différence. Ôtez cette différence, que demeure-t-il pour établir l’analogie ? Ceci, que l’habitude, d’où les actions les plus compliquées jaillissent comme de source, est un principe déterminant, et que l’instinct est pareillement une force propre et originelle de détermination.

Mais en dehors des régions où nous avons vu se fourvoyer Montaigne et Descartes, Buffon et Condillac, Lamarck et Darwin, où prendre une telle force ? Sera-ce dans la nature inorganique ? M. Albert Lemoine fait observer avec raison que personne ne s’avise de prêter l’instinct à la matière brute. Le motif qu’il en donne, c’est que les corps bruts étant toujours en action, jamais à l’état de tendance, n’ont pas besoin d’une force interne pour les pousser à leur

  1. De l’Instinct et de l’Intelligence des animaux, 1845, p. 144.
  2. L’Origine des espèces, trad. citée, p. 228.