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britannique à Yarkand, qui a consacré à cette question un travail intéressant[1], cite un exemple très propre à montrer la nécessité de ces connaissances spéciales. Les Tourki n’achètent pas de couteaux de fabrique anglaise, bien qu’ils en apprécient les qualités, — parce qu’ils s’imaginent qu’ils souilleraient la viande en la découpant avec un couteau où il n’y a rien qui sépare la lame du manche. Il suffirait de les satisfaire sur ce point pour leur vendre de la coutellerie. De même il serait facile, avec toutes les nouvelles applications du coton, de la laine, de l’alpaga, et avec les belles couleurs que l’on tire maintenant du goudron de houille, de préparer des tissus spécialement adaptés aux besoins et aux goûts de ces peuples. Des étoffes légères, mais fortes et d’un tissu serré, à dessins larges et brillans, seraient ce qu’il faudrait pour les vêtemens extérieurs, des cotonnades à dessins plus unis pour les vêtemens de dessous.

Les Anglais feront tout pour attirer cette magnifique clientèle aux marchés de l’Inde, où les négocians indigènes viendront eux-mêmes chercher les articles d’un placement facile, une fois qu’ils en auront fait l’essai avec succès, pour les répandre ensuite dans l’Asie centrale et dans les provinces occidentales de la Chine. Une route transasiatique pourrait détruire ces calculs ; voilà une des raisons qui font que le projet de M. de Lesseps a rencontré peu de faveur en Angleterre. Les profits que promettent les échanges avec l’Asie centrale peuvent être estimés d’après la différence des prix de divers objets dans les marchés russes et dans ceux de l’Asie. Les étoffes de soie, de coton, de velours, sont de 50 pour 100 plus chères en Asie qu’à Moscou ; le prix du drap augmente de 100 pour 100 et pour d’autres marchandises la différence atteint 200 et 300 pour 100. Inversement la soie crue se vend de 150 pour 100 plus cher en Russie, le coton cru de 200 pour 100, et ainsi de suite (on sait que le sol et le climat de plusieurs points du Turkestan se prêtent admirablement à la culture du coton). Un rapport adressé au gouvernement russe affirme qu’avec 20,000 roubles on ferait aisément un bénéfice de 60,000 roubles dans le voyage aller et retour. Les Anglais ont tout intérêt à chasser de ces marchés les tissus russes. Le coton imprimé se vend dans les bazars du Turkestan oriental de 1 fr. 50 cent, à 2 francs le mètre ; la pièce de 20 mètres se paie donc en moyenne 35 francs. Or à Bombay on l’achète au prix de 13 francs, et les frais de transport et de douanes ne dépasseraient point 7 francs, de sorte que le bénéfice net serait de 15 francs, ou de 75 pour 100.

En prolongeant la ligne de Sibérie jusqu’au cœur de l’Asie

  1. On en trouve une traduction dans l’Explorateur du 18 novembre 1875.