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qu’on agitait l’avenir de la France et du monde, pendant qu’on discutait sur la nature et les limites de la raison, sur le fini et l’infini, on s’aperçut qu’il fallait vivre ; on ne s’en était pas douté jusqu’alors. L’heure fatale arrive toujours où ces petits cénacles disparaissent, emportant les beaux loisirs, les rêveries en commun, les espoirs enchantés, tous les mirages qu’allume un rayon de soleil dans le nuage et qu’un coup de vent dissipe. La vie sérieuse, la vie active commence. M. Doudan parti, M. Saint-Marc Girardin entra au Journal des Débats, M. de Sacy l’y suivit bientôt. Ils se jettent tous les deux avec intrépidité au plus fort de la mêlée, ils s’y plongent avec ardeur, avec délices ; ils font de leur vie nouvelle deux parts, une pour la politique, l’autre pour les lettres. Tous deux, avec des fortunes variées, deviennent ce que chacun sait ; après avoir brillé au premier rang dans la lutte, tour à tour victorieux et vaincus dans ces combats politiques où le succès ne dure qu’un jour, mais où il n’y a pas de défaite irréparable ni de jugement sans appel, après avoir épuisé sur eux les traits et la colère des partis sans rien perdre de leur dignité ni de leur courage, tous deux ont fini, à leur heure, par entrer dans ce port tranquille de l’Académie avec le renom incontesté des beaux talents qui honorent un temps et un pays. Seul, le troisième ami d’autrefois n’est arrivé à rien : il n’a été rien, pas même académicien, et si de pieuses mains n’avaient recueilli quelques pages fugitives, vingt personnes, trente au plus, se douteraient, à l’heure qu’il est, que ce nom obscur cache un des talens les plus originaux, un des esprits les plus vifs de ce temps, et le vague souvenir de ce qu’il fut se serait bien vite éteint avec la vie de ceux qui l’ont aimé.

Comment cela s’est-il fait ? Comment s’expliquer cette disproportion étonnante dans la destinée de ces trois jeunes gens, nourris des mêmes études, enflammés des mêmes ardeurs, amoureux des mêmes idées, tous trois élancés du même essor vers l’avenir ? — Au fond, rien de plus naturel. M. Doudan a passé la vie la plus active à ne rien faire, j’entends à ne rien faire au dehors. Il a eu l’existence qu’il s’est choisie, très remplie au dedans, si l’on estime comme on le doit la plénitude de la pensée et du sentiment, silencieuse et inactive en apparence, si l’on ne tient pas compte de l’action très grande, mais difficilement appréciable, qu’il a exercée sur les esprits autour de lui.

En 1826, M. Villemain avait désigné le jeune répétiteur du collège de Henri IV à la famille de Broglie, qui cherchait quelqu’un pour diriger l’éducation de l’enfant que Mme de Staël avait laissé de son mariage avec M. de Rocca. M. d’Haussonville marque en quelques traits cette vie qui finit par s’absorber et se fondre entièrement dans la famille où il venait d’entrer : entre M.