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écrit-il sans cesse à ses amis, et fatigué de chaque petit détail de la vie plus que je ne puis dire… Quand je vois ouvrir ma porte, je prends en haine celui qui entre, soupçonnant avec raison qu’il faudra lui répondre s’il me parle, ou faire quelque chose pour lui s’il me le demande[1]. » Sans doute il ne faut pas prendre ces aveux misanthropiques au pied de la lettre ; ce sont fantaisies d’humeur et boutades d’un homme d’esprit que ses nerfs tourmentent ; mais au fond il y a chez lui, sinon inaptitude à la vie pratique (le tact, la discrétion, la finesse, qui sont des conditions pour y réussir, il les avait au plus haut degré), du moins une lassitude précoce du mouvement, de l’agitation, des démarches et manœuvres de toute sorte qui sont nécessaires en ce monde pour conduire les choses ou les hommes.

Sa santé, dont il ne cesse pas de se plaindre, fut pour beaucoup dans ce goût de plus en plus prononcé pour la retraite studieuse où il enferma sa vie. Il fut, pendant les soixante-douze ans qu’il vécut, persuadé qu’il était mourant, et le sentiment de lassitude morale qui se marque en lui n’est peut-être que le contre-coup de petites sensations physiques accumulées, exagérées par l’imagination et capables à la longue de produire de grands effets : « Connaissez-vous cette odieuse maladie de la fatigue, la fatigue chronique ? Encore si c’était comme la fatigue après une longue promenade, on aurait le plaisir du repos ; mais ordinairement cet accablement est mêlé d’agacement nerveux. J’ignore si l’âme de Brutus ou de Caton, tout stoïciens qu’ils étaient, aurait résisté à ce genre de captivité ; mais ces anciens ne connaissaient probablement pas ces désordres nerveux, et le diable n’avait pas fait encore sa découverte[2]. » — Et ailleurs : « Je suis toujours dans un très misérable état de nerfs. Tous les médecins disent que je n’ai rien ; mon bon sens me le dit aussi ; mais je n’en suis pas moins repris de mes dragons tous les jours, dès que je suis seul[3]. » — Je remarque, à ce propos, que plusieurs des plus fins psychologues et des plus délicats observateurs de la vie morale, un Joubert ou un Maine de Biran, ont été, comme M. Doudan, des malades réels ou imaginaires. Une santé robuste, des nerfs baignés dans de larges afflux de sang, des muscles solides, des poumons infatigables, voilà d’utiles engins pour l’action, pour la lutte, le journal, la tribune ou la guerre ; c’est l’appareil physiologique du combat. Changez tout cela, modifiez ce tempérament, faites prédominer les nerfs sur les muscles, vous aurez non pas assurément le principe qui fait les esprits délicats et fins, mais l’organisation appropriée à cette nature

  1. 5 février 1840.
  2. Mai 1868.
  3. Août 1858.