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Gaillard, élevé par lui dans l’amour des belles-lettres et de la philosophie, réunit en un volume tout ce qu’il a pu recueillir des écrits dispersés d’un maître auquel il doit tant. C’est d’abord une courte et élégante dissertation sur les Principes du goût, qui fut autrefois une thèse de doctorat, dans un temps où les thèses n’étaient guère que des compositions de style, bien différentes des travaux patiens et considérables qu’on exige aujourd’hui avec raison des futurs docteurs. Dans cet écrit de quelques pages, le jeune professeur de vingt-deux ans, qui venait de sortir de l’École normale, fait déjà preuve de la liberté d’esprit qu’il apportera plus tard dans les études les plus diverses. Il n’abandonne rien de l’éducation classique qu’il a reçue, mais il ne croit pas à la conformité du goût français avec le goût des anciens ; il saisit plus de différences que ses maîtres ne lui en indiquaient entre la poésie des Grecs et la nôtre. On s’aperçoit tout de suite qu’il n’étudie plus l’antiquité à la manière de Laharpe ; s’il fallait le rattacher à une école de critique, on trouverait plus d’une analogie entre ses idées et les libres vues de Diderot et de Mme de Staël.

Il ne semble pas douteux que le livre de l’Allemagne, si riche d’idées, n’ait beaucoup influé sur la direction ultérieure des études de Viguier. Il secoue résolument tous les préjugés français : avant le Globe, il pense et il sent comme le Globe pensera et sentira tout à l’heure, il ouvre l’oreille aux bruits qui arrivent de l’étranger ; il regarde au-delà de nos frontières pour y découvrir les symptômes d’une activité littéraire dont le contre-coup rajeunira et aiguillonnera la nôtre. Désormais l’originalité de Viguier, parmi ses contemporains, sera d’allier une érudition classique de bon aloi à la connaissance des langues et des littératures étrangères. Cette égale aptitude à comprendre les anciens et les modernes deviendra le trait distinctif de son esprit. En même temps qu’il travaille avec Cousin à la célèbre traduction de Platon, il traduit en entier le Manuel de l’histoire de la philosophie de Tennemann. L’Italie aussi l’attire, et l’Espagne, et l’Angleterre ! Il passait sans efforts d’un texte de Sophocle à un texte de Calderon ou de Shakspeare. On a vu dans sa vieillesse cet ancien maître de conférences de grec à l’École normale, donner ses soins au texte italien de l’édition de Dante, illustrée par Doré, y ajouter des notes, et, d’accord avec Fiorentino lui-même, perfectionner une traduction déjà excellente.

Sa curiosité toujours active se porta particulièrement sur quelques problèmes difficiles de littérature comparée. Il faisait le plus grand cas des écrivains étrangers, mais à la condition qu’on ne leur sacrifiât pas nos gloires. Voltaire encourut toute sa colère pour avoir attribué à Calderon l’idée première de l’Héraclius de Corneille. Avec une vivacité juvénile, Viguier défendit l’originalité de l’écrivain français, prouva par des rapprochemens de textes et de dates que la tragédie française était antérieure à la pièce espagnole et que, s’il y avait eu quelque part imitation,