Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âgé pour garder ses fonctions ; mais il veut, en les quittant, vous laisser un bon souvenir de sa générosité. » Un autre jour, on amenait devant le juge d’instruction un cadi inculpé de s’être laissé corrompre par ses justiciables. Une ordonnance de non-lieu étant intervenue en sa faveur, il courut, sitôt mis en liberté, offrir au magistrat français une somme d’argent, que celui-ci ne put le forcer de reprendre qu’en le menaçant d’une poursuite nouvelle.

Il y a dans les tribus une légende classique. Jésus rencontre dans la campagne Chitann (Satan) conduisant un âne lourdement chargé. — D’où viens-tu en cet équipage ? demande le Seigneur. — De la ville, où j’ai vendu aux femmes des malices et des ruses. — T’ont-elles bien payé ? — Si bien que ma bête plie sous le faix. — Et que comptes-tu faire de tout cet argent ? — J’ai un procès, je l’apporte au cadi.

Un jour, j’ai vu un Arabe frapper un de ses coreligionnaires, qui dans une discussion l’appelait bou-kebbach (l’homme aux moutons), Cet homme aux moutons était un ancien cadi qui recevait, paraît-il, du bétail au lieu d’espèces monnayées. On lui attribuait un troupeau de 400 têtes de cette provenance, et même, ajoutait la tradition, quand il ne pouvait avoir l’animal tout entier, il en voulait au moins un quartier pour faire bouillir son pot.

J’ai connu une soixantaine de membres de la judicature musulmane, et pas un dont personne ne se plaignît. M. Alexis Lambert, rapporteur du budget de l’Algérie pour 1877, constate dans ce document qu’en cinq années un procureur général d’Alger en a fait destituer cinq cent-quarante-huit, Malgré ces abus, les Arabes n’en persistent pas moins à s’adresser à la juste indigène de préférence à la nôtre, qui leur est également ouverte au moyen de la comparution volontaire devant le juge de paix. En vue de les amener à d’autres habitudes, l’on a quelquefois demandé que ce magistrat, saisi seulement par l’accord de toutes les parties, pût l’être par le choix d’une seule ; mais ce serait méconnaître un principe tutélaire de notre propre droit, et les indigènes, obligés de subir contre leur gré cette juridiction, pourraient se plaindre d’une mesure qui les priverait des garanties offertes au point de vue de la connaissance des lois musulmanes par leurs juges naturels.

Des pétitions indigènes ont été parfois faites en vue de la suppression des mahakmas. il ne faut pas s’exagérer la portée de ce vœu émané d’individualités isolées. Une telle réforme ne saurait être populaire, parce qu’elle jetterait un trouble profond dans la société musulmane, où le cadi remplit des charges très diverses, réparties chez nous entre la magistrature, les officiers ministériels et des personnes privées » Ainsi il reçoit comme nos juges de paix les actes de notoriété, à titre de notaire les contrats de mariages et