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que finissait pour les marins les plus aventureux le monde connu, l’océan navigable. Il fallait s’être nourri comme Sébastien Cabot de la lecture de Strabon, de Pline, du poète Denys, de Solin, de Cornélius Nepos, de Pomponius Mela pour entretenir une autre opinion. Par un heureux hasard, des Écossais se trouvaient encore à Varduus quand Chancelor vint y jeter l’ancre. Le capitaine du Bonaventure n’eut pas besoin de s’ouvrir à eux de son grand projet d’aller au Cathay pour provoquer de leur part les plus énergiques objections ; il lui suffit de laisser percer l’intention de dépasser la forteresse danoise. L’effrayant tableau des périls de tout genre qu’il allait courir n’eut pas heureusement le pouvoir d’ébranler son âme. Avait-il donc, lui, le pilote-major choisi par la compagnie, le droit de s’affranchir d’instructions délibérées en conseil ? Oserait-il bien faillir à l’héroïque dessein qui avait amené l’Édouard-Bonaventure jusque dans ces parages ? Peut-être en ce moment tout l’espoir de l’expédition restait confié à sa persévérance. Qu’étaient devenus Willoughby, Gefferson et Durforth ? « Que le naufrage les eût engloutis ou qu’ils fussent destinés à traîner une vie misérable au milieu de peuples étrangers, » le devoir de celui qui leur survivait n’en était pas moins tracé. « Les intéressés » ne pouvaient avoir fait en vain les frais d’un pareil armement. Chancelor partit donc. « Il alla si loin qu’il arriva enfin à un point où il n’y avait plus de nuit du tout[1]. » Pressé de rentrer dans le sillon tracé par Cabot, le prudent pilote se hâta de redescendre au sud et il réussit ainsi à gagner l’entrée d’une grande baie dont il ne devait découvrir que beaucoup plus tard l’autre rive.

Cette vaste ouverture, Willoughby l’avait aussi traversée, mais il l’avait traversée à son insu. Un sort plus favorable guida le vaisseau de Chancelor. L’Edouard-Bonaventure avait dépassé la baie de Kola, le havre de Jarishna, les coupures successives que présente la côte de Laponie. Il ne dépassa pas la Mer-Blanche. Mouillés sur la côte occidentale de cet immense bassin, les Anglais jetaient de tous côtés leurs yeux irrésolus. Un bateau pêcheur apparaît. Un bateau ! quelle aubaine pour des voyageurs qui ne savent pas même si la terre où ils ont abordé nourrit des êtres humains ou des monstres. Chancelor s’était jeté de sa personne dans la chaloupe du

  1. Sous le parallèle de 70 degrés, le soleil reste sur l’horizon sans se coucher, du 16 mai au 26 juillet. Le 26 juillet, il se couche un instant et reparaît aussitôt. Du 26 juillet au 18 septembre, le soleil se couche de plus en plus tôt et se lève de plus en plus tard ; mais la nuit réelle n’est jamais complète. Quand l’astre disparaît, il laisse derrière lui une lueur crépusculaire dont la teinte va s’assombrissant jusqu’à minuit, et s’éclaircit de nouveau graduellement depuis minuit jusqu’au lever du soleil. L’obscurité à l’heure de minuit gagne, de jour en jour, en intensité, sans jamais devenir totale. Le 18 septembre, à minuit, on peut observer un instant de nuit réelle.