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christianisme ne sont-ils pas inconciliables ? Le despotisme oriental peut-il adopter sincèrement une civilisation dont l’effet est de le dépouiller d’une partie de ses prérogatives ? La polygamie humiliera-t-elle volontiers son principe devant la règle de l’union chrétienne avec une femme unique et libre ? La religion basée sur les jouissances matérielles promises au vrai croyant est-elle compatible avec les seules félicités immatérielles que puissent ambitionner les disciples de Jésus-Christ ? Non, certes. Entre mahométans et chrétiens, le contact est admis comme indispensable, mais ne va jamais jusqu’à une amitié vraie, laquelle ne peut exister sans réserve. En Égypte, comme dans les autres pays musulmans, on peut reconnaître la nécessité de supporter les infidèles et de vivre à côté d’eux, mais sans aucune sympathie. Tout froisse en eux, et leur supériorité même, œuvre du démon, n’est pas le moindre motif de répulsion, bien qu’on l’utilise et qu’on en abuse au besoin sans scrupule. Ces sentimens sont mitigés, dans les régions élevées, par l’habitude du monde et les devoirs d’une certaine impartialité ; mais ils existent. Ils existent en Algérie, comme en Égypte et en Turquie, et, de quelque manière qu’on envisage les choses, il faut se persuader qu’entre musulmans et chrétiens il n’y a jamais que la force. Tous les voyageurs attentifs ont cent fois constaté ce fait et ils ont pu lire autour d’eux dans tous les regards la malveillance à peine dissimulée.

L’épreuve que le gouvernement du Caire venait de subir et le désir d’éviter le renouvellement d’incidens du même genre lui inspira l’idée d’adopter un principe politique, en apparence irréprochable, méritoire même, mais qui fut qualifié d’expédient. Ce principe nouveau, inattendu en Égypte, c’étaient les intérêts du peuple égyptien, le bonheur du peuple égyptien. Ce fut une trouvaille, et la colonie européenne, en supposant qu’elle eût des réclamations à produire, ne pouvait manquer d’avoir bouche close quand on lui opposerait « le bonheur du peuple égyptien ! » En vain pourrait-elle se demander : où est le peuple en Égypte ? On n’y voit que des paysans réduits par le fait en servage. N’importe ! par cette adresse de langage, les Européens furent avertis qu’ils ne devaient plus prétendre à une sollicitude particulière. Un concurrent surgissait, invincible et impalpable : « le bonheur du peuple ! » Prétexte trompeur de la cupidité et de l’ambition dans tous les pays du monde !

On le fit bien voir lorsqu’il s’agit, l’année suivante, des intérêts compromis de la société du canal de Suez. La concession de ces travaux avait été accordée par Mohammed-Saïd ; le capital était souscrit ; les travaux commencés, il n’y avait plus à lever qu’une difficulté : l’autorisation de la Porte. Cette autorisation avait été