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s’efforcer d’atteindre son but au meilleur marché possible. Les ministres d’Abdul-Aziz, au contraire, élevaient très haut leurs prétentions. On s’entendit enfin, et le vice-roi promit de porter à 150,000 bourses le tribut de 80,000 bourses qu’il avait à payer annuellement. Cette transaction et cet engagement furent rendus publics ; mais le silence fut gardé sur les autres libéralités du prince. Seul il sait à quel prix a été obtenue la concession demandée. Chacun de ses voyages à Constantinople a été l’occasion de générosités du même genre. C’était le moyen de se faire des amis dans une cour où le vice-roi s’est distingué par une fidélité peut-être trop cordiale aux traités faits contre le chef de son illustre famille. N’importe ! Ismaïl-Pacha, pour arriver à ses fins, ne regarda pas à l’argent. Les prodigalités ne sont point dans son caractère, mais il n’a jamais hésité à s’y livrer quand il les a jugées nécessaires à l’accomplissement de ses desseins. En cette circonstance, il a payé largement sa fantaisie, ou plutôt ce sont les créanciers de la Turquie et de l’Égypte qui en ont fait les frais, ceux de Turquie n’ayant nullement profité des largesses de l’Égypte, qui n’ont point empêché leur ruine, et ceux d’Égypte ayant souffert de générosités évidemment trop coûteuses.

Voilà donc Ismaïl en possession d’une vice-royauté héréditaire, après avoir conquis par la diplomatie ce que Méhémet-Ali, son grand-père, n’avait jamais pu conquérir par l’épée ; mais que d’argent semé sur ses pas ! Sa route en était pavée. De l’argent pour essayer de ruiner l’entreprise du canal de Suez ; de l’argent pour réparer le mal et l’indemniser de ses pertes ; de l’argent pour racheter inutilement des terrains déserts et sans culture ; de l’argent pour la poste, pour les douanes, pour un canal d’eau douce, pour une propriété fertile sur les bords de ce canal : dépenses faciles à éviter, à la seule condition de rester calme, de garder le statu quo et d’attendre tout du temps ; de l’argent pour don de joyeux avènement lors de la réception de l’investiture à Constantinople ; de l’argent pour s’y ménager des influences et y préparer l’exil d’un frère détesté, Moustapha-Fazil, et d’un oncle gênant, Halim-Pacha ; de l’argent pour les exproprier de leurs biens ; de l’argent pour construire un palais à Constantinople ; de l’argent partout, à tous et toujours.

Ismaïl obtint l’hérédité directe de père, en fils au mois de mai de l’année 1866. Ce n’était pas encore le but complet de ses désirs. Il poursuivait la chimère d’une sorte d’indépendance, et l’argent, comme il avait pu s’en convaincre, est un agent si puissant, que, même après les événemens de 1841, il ne désespérait pas d’atteindre pacifiquement l’objet de cette ambition. On le vit partir de nouveau pour Constantinople. Il en revint orné du titre de khédive, qualification inusitée qui étonne les oreilles européennes et